Vous présentez un grand nombre de projets dans cette exposition. Qu’ont-ils en commun ?
Li Edelkoort : Tous ces objets sont rassemblés car ils représentent d’autres façons de fabriquer, d’autres façons de trouver des matières premières, d’autres façons de recycler, d’autres façons d’introduire la dignité et l’inclusion du travailleur, même les plus démunis. Ce qui est nouveau, c’est que pour produire leur objet final, presque tous ces designers doivent d’abord concevoir et fabriquer un outil. Avec Filip Fimmano [le co-commissaire d’exposition et partenaire de longue date de Li Edelkoort, NDLR], on est allé du craft, qui était très important au début du XXIe siècle, à la génération actuelle qui est un peu comme Edward aux mains d’argent : ils ont besoin de mécanique, de robotique, d’informatique ou d’impression 3D pour arriver à leurs fins. Mais attention, ils ne vont pas se satisfaire d’une simple imprimante 3D, ils vont la hacker, la transformer… C’est une expo qui donne de l’espoir, qui démontre qu’il est possible de penser l’avenir de la fabrication autrement, de façon beaucoup plus positive, plus lente, mieux conçue…
Vous lancez cette exposition dans une région où le textile fait partie de la culture locale. Quel rôle lui avez-vous réservé ?
Li Edelkoort : Malheureusement, le textile n’existe quasiment plus dans le Nord. C’était une région très riche, cela se voit encore dans l’architecture, mais tout est parti ailleurs désormais. Il reste très peu de choses ici. La ville veut relancer la fabrication de lin cultivé en Normandie, car aujourd’hui, il est envoyé en Chine pour y être transformé. Cela n’est plus possible… On est donc en train de réorganiser une filière. Il y a aussi l’ortie, qui n’a pas besoin d’eau et dont on peut tirer des choses fantastiques. Il faut absolument remplacer le coton par d’autres fibres… Emerge un peu partout en Occident l’idée de se réapproprier localement les matières qui servent à la confection de nos vêtements. Dans l’exposition, je montre aussi différents projets de recyclage de rebuts textiles ainsi que les témoignages de gens qui transforment ces matières premières.
L’amour du travail en ligne de mire
Comment voyez-vous l’avenir du travail à la lumière des expériences que vous montrez dans cette exposition ?
Li Edelkoort : On a baptisé l’exposition « A labour of love », soit l’amour du travail car nous montrons des procédés qui sont pleins de tendresses pour ceux qui travaillent, pour la matière et pour l’environnement. C’est une autre façon de faire qui n’est pas si irréaliste. L’idée est de faire du travail un plaisir. Si on fait un travail que l’on aime, on peut en être fier…
Vous avez accompli un travail considérable pour réunir ces dizaines d’initiatives. Quelle est la chose qui vous a le plus surprise durant la préparation ?
J’ai trouvé incroyable le travail de Zoé Jo Rae. J’avais entendu parler de son projet « Hunter Gatherer in Anthropocene » (Chasseurs-cueilleurs à l’âge de l’Anthropocène) dans un jury l’an dernier. Ca a fait tilt et je me suis tout de suite dit qu’il fallait que je suive cette jeune fille talentueuse. Sa vision est de revenir au début des temps, comme les esquimaux. Son projet est à la fois beau, dense et riche de récit. Ce fut une grande joie de le découvrir. L’autre idée que je chéris, c’est celle du recyclage par les mites. Ce qui rend aujourd’hui les textiles complexes à recycler, c’est la multiplicité des types de fibres. Or, les mites réduisent tout en une poudre que l’on peut ensuite mélanger à du polyester recyclé par exemple. Le reste, je l’avais accumulé au fil du temps…
Le grand renversement…
Dans le monde actuel, subsistent encore beaucoup de réticences, de freins, de conservatismes, de la part de l’industrie traditionnelle. Comment lutter contre ces conservatismes pour que ces changements que vous annoncez puissent devenir réalité ?
Li Edelkoort : Je crois que tout ce que je montre dans l’exposition va progressivement nous amener vers des micro-industries, des ateliers qui peuvent être répartis de façon homogène sur le territoire européen. Ils n’auront plus besoin d’être présents uniquement dans les grands centres. Ces micro-industries vont donner du travail à des gens qui n’en ont plus actuellement. Je pense que l’IA va continuer de supprimer énormément d’emplois dans un futur proche. C’est pour moi un très grand danger… Dans tout ce mouvement, il est possible que l’industrie traditionnelle ne puisse pas survivre. Ou du moins qu’elle doive s’adapter à cette nouvelle donne économique. Je crois que ces circonstances vont forcer l’industrie à changer de modèle. Déjà aujourd’hui, il n’y a pratiquement plus personne qui rémunère correctement les designers. La plupart du temps, ils doivent « avancer » leur travail et ne toucher leurs royalties que plus tard. La prochaine étape sera que les designers vont participer financièrement au processus de création de l’objet. On assiste à un changement où industrie et designer deviennent partenaires. C’est ça qui va lancer le grand renversement.
Pourtant, les tiers-lieux existent déjà dans beaucoup d’endroits en France et en Europe et ils n’ont pas encore trouvé un modèle économique. La concurrence des produits à bas coût importés de Chine est encore trop importante pour permettre à cette filière de se développer…
Oui, mais ça va changer avec la réduction des transports mondiaux. On va repenser ce qui est global, national, régional… On va aussi changer de valeur. Ca va prendre du temps et ce n’est pas acquis complètement, je vous le concède. Les produits très bas de gamme vont malheureusement continuer à nous tuer et à tuer la planète. Mais la jeune génération, les écoliers qui aujourd’hui descendent dans la rue, n’achète déjà plus rien. Un changement de mœurs est en train d’arriver. La créativité personnelle des gens, ce que j’appelle « l’Age des amateurs », va devenir un facteur clé. On l’a vu pendant le Covid, on s’est découvert chef, couturier, boulanger… Il y a un vrai changement à ce niveau-là. Je réalise que je suis peut-être trop optimiste – depuis toujours – mais en même temps, j’ai assez de preuves, de signes de démarrage qui me disent que cet avenir est possible, nécessaire et qu’il faut lutter pour qu’il advienne. Il faut se mobiliser, que mon travail devienne celui d’une activiste !