Les mots en « isme » n’ont jamais eu bonne presse. Le brutalisme, ce courant d’architecture qui désigne les édifices en béton des décennies 50, 60 et 70, ne fait pas exception. Il faut dire que le terme est un peu fourre-tout, rassemblant dans un même sac le pire et le meilleur de l’immobilier de l’après-guerre. « Brutalistes », ces barres d’HLM ingrates dont sont hérissées les banlieues parisiennes ou ces bâtisses administratives tristement parallélépipédiques. « Brutalistes », ces perles d’Oscar Niemeyer (le siège du Parti communiste, dans le XIXe arrondissement, la Bourse du travail de Bobigny…) ou de Le Corbusier (la Maison du Brésil de la Cité internationale universitaire, dans le XIVe) qui jalonnent les marges de la capitale.
On dit d’ailleurs parfois du « Fada » (surnom que les Marseillais donnaient à Le Corbusier) qu’il serait l’inspirateur sémantique du mouvement, lui qui vantait tant les qualités du béton brut. Rien de brutal, pourtant, dans la manière dont il parlait de ce matériau pratique et peu coûteux. On lui doit ainsi cette phrase quasi lyrique : « Puissent nos bétons si rudes révéler que, sous eux, nos sensibilités sont fines. » Alors, le brutalisme, c’est quoi ? Selon l’inventeur du terme, le critique d’architecture anglais Reyner Banham, un bâtiment brutaliste répond à trois critères, qu’il énonce en 1955 : une lisibilité formelle du plan, une claire exposition de la structure et une mise en valeur du matériau en l’état.
Tous les immeubles parisiens (Paris étant pris ici au sens de Grand Paris) qui illustrent cet article répondent à la définition. Mais ils la dépassent aussi par leurs qualités géométriques, voire sculpturales : quoi de plus frappant, en effet, que ces Orgues de Flandre du XIXe arrondissement qui rappellent les maquettes de Malevitch ? Quoi de plus sidérant que ce central téléphonique ovniesque, science-fictionnel, posé dans le chic voisinage de Roland- Garros ? On tombera d’accord avec Oliver Elser, conservateur au Deutsches Architekturmuseum (musée allemand de l’Architecture) de Francfort, pour qui le brutalisme, loin de s’appliquer à n’importe quel édifice des Trente Glorieuses, doit porter en lui, en plus des conditions susdites, une dimension artistique.
De hautes ambitions esthétiques, voilà d’ailleurs ce qu’affichent, en ces années-là, bon nombre de bâtisses parisiennes : les pouvoirs publics, institutions et autres entreprises politiques tentent d’asseoir leur magistère, dans l’après-guerre, par le truchement d’architectures monumentales. Ainsi de l’Unesco, dont le bâtiment principal, énorme étoile à trois branches juchée sur 72 pilotis de béton, trône en plein VIIe arrondissement depuis 1958 et dont le casting s’envisage comme un Who’s Who de l’architecture et de l’art mondiaux – logique, somme toute, pour le QG d’une organisation qui oeuvre au « vivre-ensemble » planétaire.
À la manoeuvre, un triumvirat d’archi stars : l’Américain Marcel Breuer, l’Italien Pier Luigi Nervi et le Français Bernard Zehrfuss. Pour valider leurs plans, un comité trié sur le volet dont font partie le Brésilien Lucio Costa, Le Corbusier (encore lui) et l’Allemand Walter Gropius (fondateur du Bauhaus). Tandis qu’à l’intérieur des Giacometti, Miró ou Calder poétisent élégamment l’ambiance. Même souci du grandiose dans le bâtiment que livre au PCF le Brésilien Niemeyer, place du Colonel-Fabien, dans les années 70. Il s’agit alors pour le parti d’affirmer sa puissance, d’exhaler sa modernité, d’impressionner Paris… et ça marche. Georges Pompidou affirme même, aussi caustique qu’admiratif, que l’édifice « est la seule bonne chose que les communistes aient faite ». Et quelle chose ! Une longue sinusoïde de vitres teintées, un oeuf géant semi-enterré qui la jouxte, le tout fiché sur une colline en pente douce dont on a bétonné le sommet.
De l’extérieur, c’est un poème de rondeurs. Mais l’intérieur fascine plus encore. Il faut pénétrer l’« oeuf » en question, salle de conférence dont le plafond-coupole s’irise de milliers de lames métalliques, pour saisir toute la grâce des lieux. Ajoutez à cela, parsemant le sous-sol, des fauteuils de cuir signés Niemeyer lui-même – le modèle ON1, précisément, qui s’arrache aujourd’hui à prix d’or (autour de 19 000 euros) chez les antiquaires –, des poignées de porte pensées par Jean Prouvé, une tapisserie d’Aubusson signée Fernand Léger, et vous obtenez un bâtiment riche de beaux atours, certes, mais dont les finances sont sacrément dans le rouge – au point que le PCF loue régulièrement ses espaces au « grand capital » (Dior ou Prada, par exemple, dont les défilés et soirées in situ ont fait grand bruit).
En comparaison, la Bourse du travail de Seine-Saint-Denis, à Bobigny, construite par le même Niemeyer et achevée en 1978, semble presque chiche. Pourtant, son auditorium en voiles de béton, tellement aérien qu’on le surnomme « le Goéland », et son corps principal, classieux parallélépipède sur pilotis, en font un bijou méconnu du département. Niemeyer, à l’échelle mondiale, est intimement lié à Brasilia, la capitale de son pays, qu’il a bâtie ex-nihilo sur un plan-pilote de Lucio Costa, l’autre ponte de l’architecture brésilienne. C’est à ce dernier qu’échoit, dans les années 50, la conception de la Maison du Brésil de la Cité internationale universitaire, cette ville-monde de 34 hectares située dans le XIVe arrondissement, où les nations érigent depuis les années 20 de somptueuses résidences pour loger leurs ressortissants qui étudient à Paris.
Mais Costa, trop occupé à sa grande oeuvre Brasilia, n’a le temps de griffonner que quelques esquisses. Alors superviser la construction du projet, pensez donc ! Cette tâche, il va la confier, longue lettre d’instructions à l’appui, à Le Corbusier, déjà auteur, à quelques mètres de là, de la Fondation suisse. Ce dernier a son caractère : jouer le simple exécutant, très peu pour lui ! Il accepte la mission, néanmoins. Mais, à coups d’angles droits et de bétonnage à tout-va, il va tant durcir le projet initial de Costa que celui-ci, furibard, ne reconnaîtra jamais la paternité de la « Maison ». L’ensemble inauguré en 1959, certes ultrabrutaliste, certes ultra-Le Corbusier, ne manque pourtant pas de panache : des loggias rouges, jaunes, vertes animent sa façade ; des vitraux et des courbes de verre apportent de la sensualité au hall d’entrée ; tandis que le petit pavillon adjacent où vit le directeur des lieux, triangle de pierre, de verre et de béton recouvert de glycine, est un rêve de logement de fonction.