« Attention les vieux, les jeunes arrivent et ils sont doués ! » Le 8 septembre 2020, Roselyne Bachelot a du mal à contenir son enthousiasme. Ce jour-là, la ministre de la Culture remet leur prix aux lauréats du concours du Mobilier national pour aménager le salon Murat de l’Élysée, où se tient le Conseil des ministres.
Moderniser le Conseil des Ministres
Jusque-là, personne ne remarque vraiment aux actualités la table autour de laquelle se réunit le gouvernement chaque mercredi, cachée par une nappe dont on aperçoit vaguement la couleur verte…
Personne, sauf Hervé Lemoine, directeur du Mobilier national. Et pour cause, « nous étions engagés dans une modernisation du palais de l’Élysée pour en faire une vitrine des talents français. C’était un peu tocard de voir le gouvernement s’asseoir à une table juponnée ! Mais il existe une vraie raison pratique : celle-ci est démontée chaque semaine pour d’autres usages et doit pouvoir accueillir de 20 à 40 personnes. Cette table, c’était de simples plateaux avec des tréteaux. Pour en dessiner une nouvelle, nous aurions pu faire appel à un designer confirmé, mais il était plus intéressant de parier sur les écoles de design. Un campus d’excellence des métiers d’art et du design venait d’être créé, c’était une première mission pour lui, ô combien stimulante. »
La crème des étudiants en design
Fondé par le Mobilier national, le rectorat de Paris et l’École nationale supérieure des arts appliqués et des métiers d’art (Ensaama, dite Olivier de Serres), ce campus met en réseau les meilleures écoles d’Île-de-France et valorise leurs formations auprès des entreprises, des artisans et des mécènes.
En septembre 2019, l’appel est lancé pour la conception d’une table démontable en vingt minutes, avec ses chaises ainsi que deux écritoires pour les secrétaires généraux et des luminaires, assortis au décor de colonnes et de dorures voulu en 1804 par le prince Murat. Sans oublier le petit meuble à casiers où les ministres déposent leur téléphone portable avant d’entrer. « Cinq écoles ont répondu, raconte Héloïse Leboucher, directrice du campus. L’Ensaama, les écoles Boulle et Camondo, l’École nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad) et l’École bleue. Nous avons reçu 25 dossiers impliquant 125 étudiants. Le choix final s’est porté sur l’innovation, mais aussi sur l’intégration harmonieuse dans le décor. »
Nouvelle colonne vertébrale de la France
Côté élèves, le projet a fait l’objet de deux workshops d’une semaine. « Outre l’aspect fonctionnel, l’idée était : qu’est-ce qu’on raconte ? » explique Misia Moreau, lauréate avec Lucille Poous, Julien Roos et Étienne Bordes.
Tous les quatre élèves de l’Ensaama, ils étaient alors dans leurs deux premières années de diplôme supérieur d’arts appliqués (DSAA). « On s’est dit que cette table est un peu la colonne vertébrale de la France, l’endroit clé où sont prises les décisions, poursuit Julien Roos. Nous avons imaginé un axe, où chaque module représente une vertèbre. La structure figure l’unité et la solidité. Au milieu, il y a une cavité où circule l’information, comme dans la moelle épinière. D’où le nom de notre projet : Medulla », en référence à la partie qui se trouve au centre d’un organe.
En phase finale de qualification, quelques élèves se sont rendus à l’Élysée pour découvrir le salon Murat, rencontrer le personnel chargé de monter et transporter le mobilier jusque dans la réserve. « Nous avons fait connaissance avec madame Macron, les conseillers à la culture, découvert les détails du décor, puis nous sommes allés mesurer le monte-charge pour voir si tout rentrait ! » relate Misia. « Après la phase projet, nos jeunes talents se sont frottés à la réalité mécanique, c’est là où notre Atelier de recherche et de création est entré en scène (ARC) », dit Hervé Lemoine. Jérôme Bescond, responsable de l’ARC, et son équipe ont donné vie aux dessins. « C’est la magie de la 3D, raconte ce dernier. Sur l’ordinateur, tout passe. Mais lorsque s’annonce la phase concrète, à nous de trouver les solutions. »
Entre recherche et artisanat
La table Medulla est constituée de 20 rallonges rectangulaires de 2 x 0,70 m à imbriquer en ligne, plus une autre à chaque bout. Chacune ne doit pas peser plus de 25 kg pour être manipulable par une personne. L’atelier bois a conçu un millefeuille de mousse polyuréthane, de panneaux de contreplaqué et de MDF autour d’une âme en nid-d’abeilles d’aluminium assurant la rigidité du plateau tout en lui conférant assez de légèreté. Une couche de stratifié de part et d’autre sert de support pour le revêtement de béton fibré.
Le plateau n’est en réalité pas plein, puisqu’une cavité oblongue court dans son épaisseur tout du long, figurant une moelle épinière à l’intérieur laqué doré… « Nous nous chargeons de la recherche, avant de faire appel à des entreprises françaises pour la fabrication, poursuit Jérôme Bescond. Les piétements en métal sont réalisés dans la Loire, le béton en Vendée, le garnissage des sièges dans les Vosges. Nous participons à l’écosystème artisanal français. »
Pour la chaise, sept versions du prototype ont été nécessaires. Avec les étudiants, Jérôme Bescond a élargi l’assise, revu la courbe des tubes formant les pieds et leur accroche pour que les modèles soient empilables. La coque est en fibre de verre recouverte de mousse puis tapissée de tissu Lelièvre.
Le fond est percé de la même forme oblongue que la colonne vertébrale de la table. Et la section des pieds en métal verni satiné doré est elle aussi aussi oblongue ! « Pour les pieds, nous avions choisi un diamètre au hasard, sans savoir qu’il y a des standards, raconte Lucille Poous. Tout l’intérêt de notre métier est d’échanger avec les artisans et les fabricants pour comprendre les contraintes industrielles. » Même au concours du Mobilier national, quand on peut utiliser des matériaux standards, on ne s’en prive pas.
Un vrai tremplin
Après ce premier projet emblématique, le campus d’excellence des métiers d’art et du design et le Mobilier national ont lancé un concours pour la conception de mobilier scolaire, en partenariat avec la Mairie de Paris, remporté par l’École bleue. « Il ne faut pas oublier que quand André Malraux a créé l’ARC, en 1964, les recherches portaient sur le mobilier des prisons, des bibliothèques ou des maisons de la culture », reprend Hervé Lemoine. Ce type de concours constitue aussi un formidable tremplin. « Pour le CV, ça a beaucoup aidé… », reconnaît Lucille, qui travaille désormais pour les Parfums Christian Dior.