Dans la ruelle du Clapham North Art Centre, une suite d’entrepôts reconvertis en studios de création, on ne croise que des designers. C’est là qu’en 2004, Russell Pinch et Oona Bannon ont installé leur atelier-showroom. Dès la visite de ce dernier, en rez-de-chaussée, la qualité de fabrication exsude de mille détails. La bibliothèque Post Office Shelving, juste aérée d’un jour pratiqué entre ses casiers, impose sa modernité de boîte à courrier sublimée. La chaise Avery, elle, ferait une crédible version british de l’iconique Superleggera de Gio Ponti (1951). Quant à l’assise du tabouret Imo, elle invite à s’asseoir avec la même simplicité, grâce à un jeu de courbes également observé sur les sofas.
Côté style, aucun des meubles du catalogue ne fait de l’œil au client. Leur économie de formes s’impose comme un corps nu qui dramatise tranquillement l’espace. Il est arrivé qu’un revêtement prenne des atours arty, mais Pinch propose aussi un imprimé façon planche d’histoire naturelle, dans des tons assourdis. Côté matériaux, le bois est roi, jusque dans le cadre des miroirs souvent ovales. Les lampes Anders jouent plutôt la fibre de bananier, choisie sur le conseil d’un chapelier. « L’artisan qui vous ouvre les yeux sur un matériau, c’est l’idéal », souligne Russell. Il évoque l’un de ses amis, un spécialiste des matériaux innovants qui fabrique, entre autres, les œuvres d’artistes aussi célèbres que Damien Hirst. Cet ami leur a fait découvrir la Jesmonite. Ce composite dur comme du béton a donné naissance à leur nouvelle table basse, Nim. Sur la base de celle-ci, Russell et Oona ont imprimé des nuages ombrés dignes d’une estampe chinoise. En France, lors du dernier salon Maison & Objet, six exemplaires de cette pièce se sont vendus en seulement deux jours. Les acheteurs étaient américains, belges et français. Pour de tels projets non marketés, le couple apprécie de ne pas exister uniquement par et pour un éditeur. Cela ne l’a pas empêché de dessiner des sofas pour le label Crate and Barrel… et même des casseroles !
Russell et Oona incarnent bien ces nouveaux studios de design qui sélectionnent la crème des artisans sur Internet et distribuent eux-mêmes le fruit de leur collaboration. Le duo crée ainsi en toute liberté. « Pas une photo sans notre aval, comme chez les maniaques du contrôle », ajoute Russell en riant. Pour Oona, cette liberté est le socle de leur discipline. À l’étage, au-dessus du showroom, le studio de conception jouxte l’atelier où l’on affine les prototypes. Russell ne modèle rien sur ordinateur. Ses meubles sont ensuite développés dans quatorze ateliers, treize anglais et un slovène. Certaines pièces sont finies ici. « Trouver l’artisan idoine, on y pense tout le temps. Si notre travail coûte un peu d’argent, ce n’est pas parce que nous faisons de grandes marges ; c’est souvent parce que nous voulons tel ébéniste et pas un autre. Nous sommes des designers selon notre cœur et pas selon notre portefeuille », ajoute Russell.
Tout maîtriser, de la conception à la fabrication, ne garantit pas le succès. Le duo avait, par exemple, transformé un projet d’armoire vitrée en buffet. Pendant sept mois, celui-ci ne s’est pas vendu. Puis, subitement, c’est devenu un best-seller. Le succès reste imprévisible. Cependant, pour chacun des meubles produits, Pinch permet d’en choisir l’essence, les dimensions et la couleur des revêtements. Si les particuliers aiment, les décorateurs adorent.
Répartition des rôles
Russell parle en artisan designer. Pourtant, sur les bancs de la Ravensbourne School (près de Greenwich), où il a croisé Jay Osgerby (du duo Barber & Osgerby), Russell a ingurgité des concepts à qui mieux-mieux. Or s’il y a bien un concept inhérent au monde de Pinch, c’est « l’élégance et la légèreté » jusque dans le dessin d’un chevet pourvu de coulisses en bois. Russell peut en débattre avec Oona au millimètre près. Elle explique : « La répartition de nos rôles évolue. Au début, je me suis beaucoup occupée de marketing, avant de m’investir dans le design. Le designer, c’est lui, mais nous parlons sans cesse de la dernière pièce en cours. Sans dessiner, je donne mon avis. »
Que Russell s’avise de lui faire la liste de ses inconvénients à l’étape de la fabrication et sa réponse favorite sera : « Essayons pour voir ! » Comme Chanel qui ne cousait pas, comme Putman qui ne dessinait pas, Oona Bannon fait réaliser ses « ressentis ». L’armoire Joyce est née d’un flash devant des meubles vintage vus à Copenhague. Russell juge qu’Oona est une directrice artistique plus douée que lui pour ne jamais perdre de vue un sentiment ou une atmosphère à laquelle il apportera, lui, son expérience de l’espace… « C’est ce qui nous permet de proposer un véritable esprit », conclut-il. L’honnêteté de leur travail est reconnue. Ils ont été nommés designers de l’année en Angleterre en 2013… Une goutte dans la pluie de prix reçus ? Oona reconnaît : « Il y a danger à être une petite maison d’édition menée en couple. On peut être tenté de créer rien que pour nous des choses finalement peu pertinentes. D’où l’importance d’un prix, qui signifie la reconnaissance d’autrui. » Pragmatique, Russell ajoute : « Cela fait vendre, ne serait-ce que par l’exposition médiatique. » Leur nouvelle notoriété engendre désormais une proximité avec leurs clients, dont des architectes qui les soutiennent. Pinch votera toujours pour la force des formes architecturées. Russell conclut : « Si vous fermez les yeux, vous devez vous souvenir des contours d’un meuble… L’espace est un luxe. Nous nous devons d’y inscrire des formes essentielles dont le dynamisme qualifie l’espace autour. » CQFD.