Au printemps 2020, New York, la ville qui ne dort jamais, a été, comme le reste du monde, mise sur pause forcée du jour au lendemain. Un arrêt sur image radical : avenues vertigineusement désertées que l’on jurerait aujourd’hui générées par Midjourney (le programme d’intelligence artificielle), plus de taxis jaunes, plus de New-Yorkais pressés, plus de touristes levant des yeux éblouis vers la skyline si cinématographique de Midtown.
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New York, new life
Au sortir de la pandémie, le boom de l’e-commerce, couplé aux modes de travail hybride, a sérieusement rebattu les cartes de l’immobilier commercial et nombre d’affiches « à louer » sont encore collées sur les rideaux de fer baissés. Mais Big Apple a toujours su rebondir sur les crises qui l’ont façonnée et su se réinventer. Une nouvelle énergie plus slow life, articulée autour du collaboratif, du fait main et du local se dessine, notamment dans le sud de Manhattan – sans conteste la destination la plus excitante du moment.
Comme Laila Gohar, l’artiste culinaire connue pour ses installations comestibles aussi sculpturales et surréalistes que délicieuses – et que tout le monde s’arrache, d’Hermès à l’hôtel Prince de Galles en passant par le Financial Times pour lequel elle tient une chronique –, on s’y déplace à pied ou à vélo, « l’un des plus grands luxes aujourd’hui », affirme-t-elle. Ce ne sont que les prémices d’un changement plus durable.
Entre 2022 et 2026, la ville s’est engagée à créer 400 kilomètres de voies cyclables. Les nouvelles générations ont, organiquement, imaginé un New Deal artistique, urbanistique et gastronomique.
Rafael Prieto, directeur de création, entrepreneur culturel (il a ouvert une librairie au rez-de-chaussée de sa Pensión de trois chambres, installée dans la capitale mexicaine) et designer – Emma Scully a présenté son premier solo show dans son excellente galerie de l’Upper East Side –, vit entre Mexico et New York.
Son loft de Tribeca accueille aussi Savvy Studio, son agence de direction artistique et de branding, et Casa Bosques, sa marque de chocolat. Enveloppées de papiers imaginés à partir de photos, les tablettes sont placées, tels des livres dans une bibliothèque, sur une étagère d’Ettore Sottsass. Tribeca (Triangle Below Canal) affiche aujourd’hui une impressionnante concentration de galeries d’art et de design.
Derrière cette effervescence, on retrouve le collectionneur et promoteur immobilier Jonathan Travis, qui excelle dans ce délicat cocktail art et business, si américain. En face, Brooklyn n’est qu’à une station de métro. C’est là que résident la plupart des créatifs art, mode et design.
Pour mettre ses pas dans les leurs, il faut séjourner à l’Ace Hotel du quartier de Boerum Hill, aménagé par le studio d’architecture intérieure et de design Roman&Williams dans un style mi-moderniste, mi-brutaliste. Esprit Ace Hotel oblige, le lobby se mue spontanément en espace de coworking et les chambres arborent toutes une oeuvre textile différente commissionnée à un artiste local, une vingtaine en tout. Nick Ozemba et Felicia Hung, les deux designers cofondateurs d’In Common With (le très couru restaurant Raf’s, sur Elizabeth Street, leur doit ses lustres et ses appliques), vivent eux aussi à Brooklyn.
Effervescence citadine
Si leur studio est situé à Gowanus, à deux pas de la nouvelle plateforme Powerhouse Arts signée Herzog&de Meuron, c’est à Tribeca qu’ils ouvrent en mai un très sophistiqué showroom-appartement-galerie de 750 m2.
Déployé sur deux étages d’un immeuble du XIXe, il a été conçu dans ses moindres détails avec cette sensibilité chromatique, ce goût des matériaux, cette exploration des savoir-faire et ce plaisir des collaborations avec leurs pairs (Sophie Lou Jacobsen, Shane Gabier) que sous-entend leur signature.
« Quarters est à l’angle de Broadway et de White Street. Dès que l’on arrive dans ce bloc, tout est calme, les créatifs se croisent naturellement et l’énergie n’a rien à voir avec le stress de SoHo », explique Felicia Hung. « Nous sommes tous sur la même longueur d’onde et avons le sentiment d’appartenir à une communauté », renchérit Nick Ozemba.
Pour Sarah Levine, directrice senior de la Pace Gallery, « le quartier est prisé depuis longtemps par les artistes et les créateurs. Ces dernières années, de nombreuses galeries y ont emménagé pour des raisons esthétiques. Tribeca offre des qualités architecturales très différentes de celles qu’on peut trouver à Chelsea (d’anciens bâtiments industriels dits « cast iron », à la structure en fonte et aux planchers en bois comme à SoHo, NDLR) et les coûts de l’immobilier commercial y étaient, jusqu’à très récemment, moins élevés. »
Parallèlement à son espace de 7000 m2, à Chelsea, le marchand d’art Arne Glimcher, fondateur de Pace, a ainsi installé à l’angle de Broadway et de Walker Street une project room (espace d’expérimentations artistiques) consacrée aux artistes émergents, baptisée 125 Newbury. Plus de 60 galeries dont David Zwirner, Marian Goodman, Bortolami, Almine Rech, Jack Shainman ou TIWA Select ont élu domicile dans le quartier. Et le mouvement se poursuit.
Fondée par Stephen Markos, en ligne dans un premier temps, pour cause de confinement, puis dans un micro-espace vitrine au second niveau d’un mall chinois situé sous le pont de Manhattan, Superhouse a déménagé mi-mars au 120 Walker Street, juste à temps pour proposer le premier solo show du sculpteur-designer ghanéen Paa Joe.
Sur Walker Street toujours, il faut grimper les quatre étages d’un escalier en bois assez raide pour découvrir le magnifique lieu de Jacqueline Sullivan. Après le show collectif « Angle of Repose », ce sont les pièces en borosilicate de Valentina Cameranesi Sgroi qui sont au centre de l’attention.
Au 62 Franklin Street, R&company peut s’enorgueillir de s’être implantée en pionnière en 2000, avant d’investir par la suite un second espace sur White Street. Connue pour ses pépites issues des modernismes brésilien et californien, la galerie cofondée par Zesty Meyers et Evan Snyderman met également en lumière le travail de jeunes designers contemporains comme Katie Stout ou Sayar&Garibeh.
Destination incontournable donc, Tribeca manquait paradoxalement jusqu’ici d’un hôtel en phase avec les attentes de ses visiteurs esthètes. Début février, l’ouverture du Warren Street Hotel, avec vue directe sur le One World Trade Center, est venue combler ce manque de savoir-vivre. La façade bleu cyan donne un indice du talent de coloriste de Kit Kemp (c’est l’une de ses marques de fabrique), fondatrice et directrice artistique de Firmdale Hotels, qui a entièrement décoré l’établissement, à l’instar des autres adresses du groupe, comme par exemple le Crosby Street Hotel, à SoHo.
Le terrain de jeu des créatifs
Plus on se déplace vers le Lower East Side, plus il devient évident que les designers, stylistes, restaurateurs ou hôteliers dont les projets ont vu le jour juste avant ou juste après la pandémie aiment proposer une vision analogique et subtilement rétro du quotidien, mais avec la modernité de regard et d’attitude que leur confère le fait d’être des digital natives.
Ouvert depuis moins d’un an dans une ancienne banque classée bâtiment historique, l’hôtel Nine Orchard est, avec ses chambres meublées BDDW et son élégant bar à cocktails Swan Room, l’une des destinations les plus désirables de la Grosse Pomme aujourd’hui. Le restaurant maison, Corner Bar, mixe avec brio esprit bistro français et trattoria italienne, le tout revisité à la mode New York 2024.
Le hamburger aux oignons fumés et le sorbet à l’orange sanguine saupoudré de « flocons » de sel sont de nouveaux classiques. Une carte – et une approche – qui porte la signature du chef Ignacio Mattos dont la réputation n’est plus à faire.
On retrouve son talent dans ses autres établissements, Altro Paradiso, Lodi (au Rockefeller Center) et, évidemment, Estela ; une étoile au guide Michelin pour, entre autres, la salade d’endives, noix, anchois et fromage ubriaco rosso ou celle d’oranges Cara Cara, crevettes séchées et sauce thaïe au piment.
À quelques minutes à peine du Nine Orchard, là où East Broadway s’engouffre sous le pont de Manhattan qui tremble à chaque passage de métro aérien, il ne faut surtout pas rater le Old Jewellery Store.
Située à l’étage du même mall de Chinatown dans lequel Superhouse a commencé, la minuscule boutique de bijoux (vintage ou contemporains) de l’artiste et designer Sarah Burns mérite vraiment une visite. « J’adore Chinatown, rencontrée à deux pas de son studio chez Dim Sum Go Go où elle déjeune souvent. C’est l’un des quartiers de Manhattan les plus excitants, car il a conservé son identité. »
Quelques portions de rues de Chinatown n’en affichent pas moins des signes de gentrification en cours. Le sud d’Orchard Street, par exemple, aimante les boutiques de mode où nostalgie et modernité cohabitent avec une personnalité assez affirmée : Bode et Desert Vintage, toutes deux aménagées d’ailleurs par Green River Studio, mais aussi Colbo, mixant vêtements de travail japonais et rayon de chemises vintage, ou encore Beverly’s.
Les restaurants cultivent eux aussi le rétro américain en touches, une façon de sortir enfin de l’esthétique lisse et uniforme du style scandinave démultiplié à l’infini sur Instagram. Cela vaut autant pour Dimes, une néo-cantine qui met à l’honneur les légumes, avec des tables en Formica aux teintes très Eames House, que pour Gem Wine.
« Actuellement à New York, je pense que tout le monde adore pouvoir enfin être accueilli avec la même attention, que ce soit pour prendre un verre ou pour dîner », analyse avec finesse Flynn McGarry, le jeune chef de Gem Wine. Pas de doute, c’est à Chinatown que l’on retrouve ce parfum de mixité d’activités et de cultures qui est celui de New York dans l’imaginaire collectif. Et qui se réinvente, encore et toujours.
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