Pourquoi avoir choisi de publier une édition française du livre ?
Jeanne Gang : Effectivement, c’est la seule version étrangère de ce livre, initialement publié en anglais. La première raison, c’est que j’ai travaillé en France à la réalisation de l’antenne de l’Université de Chicago à Paris et que j’ai été finaliste de la rénovation de la tour Montparnasse. J’ai un bureau à Paris et j’ai réalisé que la plupart de mes collègues français ne connaissaient peut-être pas notre travail, ils me voient comme une « starchitecte », alors j’ai voulu montrer concrètement mon travail. Je voulais aussi m’adresser à eux en français car j’étudie depuis longtemps cette langue que j’adore. Et puis, mes idées seront mieux comprises si je les exprime directement dans cette langue. Surtout que c’est une langue qui parle si bien de culture, d’idées, d’esthétique… Nous avons travaillé avec plusieurs traducteurs pour s’assurer que les idées avaient été bien traduites.
C’est donc un ouvrage pour les architectes ?
Oui, on se parle souvent à travers nos publications et nos projets que l’on peut observer. Depuis des siècles, l’évolution de l’architecture est une sorte de ping-pong entre les projets. Quand on étudie en détails un building, comme je le propose avec cet ouvrage, on comprends mieux l’intention de l’architecte et c’est ce que j’ai voulu transmettre dans le livre : mes intentions.
Les matériaux locaux à l’honneur
Que vouliez-vous exprimer plus spécifiquement sur votre projet parisien ?
Jeanne Gang : Il est typique de mon travail. Il s’agit d’un campus vertical avec une canopée plantée sur son toit. Mes matériaux sont locaux, comme le calcaire lutétien, une pierre parisienne, ce qui en fait un projet à faible empreinte carbone. On mesure toujours le bilan carbone de nos projets et celui-ci est sans doute celui qui est le plus faible, c’est pourquoi j’ai voulu l’inclure dans le livre même s’il n’est pas encore achevé [Il le sera en 2022 dans le quartier de l’Avenue de France, NDLR].
Comme dans la plupart des livres d’architecture, vous publiez donc des projets non réalisés. Pour quelles raisons ?
Parce que certains projets non construits (pas retenus lors d’un appel d’offre ou autres…) en inspirent d’autres. C’est le cas du Centre environnemental Ford de Calumet, à Chicago. J’ai dessiné ce projet en 2003, très tôt dans ma carrière, et il a ensuite inspiré mon travail de réutilisation de matériaux. L’idée était de dessiner une sorte de nid, pas formellement mais plutôt de construire un bâtiment qui s’inspirerait des préceptes constructifs du nid avec l’usage de matériaux de proximité, récupérés aux alentours de l’espace.
La Nature, source d’inspiration infinie
Ce bio-mimétisme est souvent revendiqué par les architectes, mais plus comme source d’inspiration esthétique que technique de construction. Au contraire, vous vous inspirez des techniques constructives de la nature pour certains projets…
Jeanne Gang : Dans le livre, je montre combien on apprend des systèmes naturels, comment ils fonctionnent, leur stratégie pour attraper la lumière ou s’en protéger… Les inspirations sont infinies. Par exemple, pour les balcons de l’immeuble « City Hyde Park » de Chicago, nous avons adopté une stratégie « phyllotactique ». Nous nous sommes inspirés de l’organisation des feuilles sur une tige pour organiser les balcons, afin qu’ils profitent tous de la lumière naturelle. Avec la tour Aqua, toujours à Chicago, nous avons observé les effets de l’érosion sur les roches. Cela permet de réduire la prise au vent et d’améliorer le rapport au voisinage.
Vous avez dédié un des chapitres au verre, un matériau actuellement décrié dans la construction car jugé anti-écologique…
Aucun matériau n’est bon pour l’écologie, n’est-ce pas ? Le but est d’en utiliser le moins possible. La principale critique émise contre le verre, c’est son inadaptation aux conditions météorologiques des climats chauds (utilisation de la climatisation) ou froids (perte de chaleur). Ce que j’explique dans le livre, c’est que plus personne n’utilise du verre seul, mais hybridé avec du métal et autres revêtements qui sont en perpétuelle évolution et dont les qualités s’améliorent constamment. Il y a quelque chose que les gens savent peu à propos du verre, c’est qu’il est associé à des tas de nouveaux matériaux performants. Par exemple dans la Vista Tower, bientôt achevée, il ne représente que 50 % de l’ensemble des matériaux. Aujourd’hui, les deux pistes sur lesquelles nous devons travailler, c’est la réduction de l’énergie utilisée dans la fabrication du bâtiment et dans son usage quotidien. Nous, architectes, devons travailler sur ces deux volets.
Une architecture qui respecte la biodiversité
Quelles sont les plus importantes recherches que vous avez menées en terme d’écologie ?
Jeanne Gang : L’enjeu principal est de favoriser la biodiversité dans les villes, par exemple en imaginant des rooftops qui soient des habitats biodivers. Nous devons passer à l’action et concrétiser nos idées. C’est pourquoi il y a cinq ans, nous avons fabriqué notre propre jardin biodivers sur le toit de notre studio de Chicago. Et depuis, chaque année, nous mesurons avec des spécialistes (écologues, ornithologues…) le nombre d’espèces qui habitent notre toit. Au départ, nous en comptions 50 ; aujourd’hui, nous sommes arrivés à 90. Ce projet pourrait être étendu aux toits des immeubles autour de notre studio car ces créatures sont essentielles à notre survie.
Dans votre livre, vous parlez beaucoup du mouvement, que l’on perçoit dès la couverture, composée de lignes courbes gravées en relief. Comment relier mouvement et architecture, par essence immobile ?
En français, le mot immeuble se traduit « immovable » en anglais, c’est à dire impossible à bouger. Depuis toujours, mon idée est de rajouter du mouvement, parce que le mouvement, c’est la vie. Par exemple, le projet que l’on avait dessiné pour la tour Montparnasse reprenait visuellement cette idée. D’autres projets constituent, eux, une réponse à la mobilité de la nature, du soleil… Leur immobilité est en interaction avec le mouvement.
Choisir ses priorités
Cet ouvrage est-il aussi introspectif. Vous a-t-il aidé à prendre du recul sur votre travail ?
Jeanne Gang : Faire un livre, c’est comme lancer un projet architectural : il faut faire des choix, choisir ses priorités… C’est aussi un travail d’introspection pour mon équipe et moi. Nous avons passé beaucoup de temps dans nos archives.
Comment cette année de pandémie a impacté votre vie professionnelle ?
D’abord, je veux rappeler que cette année passée a été très politique aux Etats-Unis. C’est pourquoi, notre équipe en a surtout profité pour réfléchir à l’amélioration de notre approche de l’environnement et de la justice sociale. Nous devons embaucher des gens venant de milieux différents, car nous réalisions combien il est compliqué pour eux d’arriver jusqu’à nous. Justice sociale dans notre recrutement mais aussi dans le choix de nos projets. Si le virus est temporaire, il est le signe d’un problème plus large. Il nous a donné l’opportunité de réfléchir à l’avenir que nous voulons construire…
> Studio Gang, architecture. Phaidon. 69,95 €. 272 pages.