Vous venez vous aussi de fêter vos 20 ans…
Erwan Bouroullec : (Il vérifie sur leur site) Le premier projet remonte à 1998 ! Finalement, nous sommes au sommet de notre carrière ! (Rires.) Mais en ce moment, je me sens de moins en moins sûr de moi. Vingt ans pour avoir plus de doutes !
Si vous avez des doutes, de quel ordre sont-ils ?
Ils touchent aux pièces. Sont-elles justes ? Comment les faire ? Je pense que dans le design, on manque de discussions. Ronan et moi sommes nos propres garde-fous. On s’autocritique. C’est étrange parce que les gens nous font de plus en plus confiance et, si on continue, on pourra vraiment laisser une empreinte, je crois. Mais en ce moment, nous sommes beaucoup dans l’introspection.
Est-ce lié à l’évolution de votre métier ?
Il y a surtout une forme de paradoxe dans le fait d’essayer de concevoir des choses contemporaines et, en même temps, d’être populaires dans le sens d’être accessibles. On travaille aussi bien pour Vitra, Hay, Habitat, Samsung… On fait des expos à Rennes ou à la Galerie Kreo. Les fontaines sur les « Champs », c’est aussi parce qu’on a une sorte de frustration à ne travailler que pour des marques. Ce sont des vecteurs certes incroyablement forts mais aussi un peu déformants. On ne sait pas très bien à quel point on veut se mettre au service d’autres ou à quel point on veut être indépendants. (Rires.)
Avez-vous voulu sortir de la sphère du design industriel ou cela s’est-il fait naturellement ?
Dans le design, il y a un rapport particulier au temps et aux idées. Le temps de développement est long et, pendant ce processus, la meilleure chose à faire est de ne plus avoir d’idées. L’objet, au fur et à mesure, se dépouille. Il doit être fait avec le moins de matériaux possible, le moins d’étapes possible. C’est une philosophie, mais c’est aussi dû à la rationalité de la production. C’est un peu comme tailler un arbre. On est capable d’avoir une démarche très poussée, comme les grands maîtres, Jonathan Ive ou Dieter Rams. En même temps, on a besoin de moments pour faire d’autres choses.
Vous documentez beaucoup votre travail…
C’est important d’expliquer aux gens ce qu’est le design, le processus. Quand on le fait, on découvre et on révèle des choses qui étaient là depuis toujours. Cette chaise-là, que vous n’avez jamais vue avant, rien que de voir ce morceau de fer forgé, ce truc sur lequel j’ai tapé, ça reconnecte des milliers de choses dans la mémoire, consciemment ou non. L’image du designer figé derrière un ordinateur est fausse parce que l’ordinateur justement, nous coupe de nos racines, il met en place un monde virtuel. Documenter, c’est expliquer qu’on expérimente.
Tous les projets commencent par le dessin ?
Non. Ces dessins me servent surtout à enregistrer ce à quoi je suis en train de penser. Car toutes ces choses qui s’élaborent, c’est très volatil. Ensuite, on fait beaucoup de maquettes, pour garder un témoin…
Pouvez-vous passer d’une idée au prototype ou à la maquette sans l’étape du dessin ?
Oui, mais on fait aussi le chemin inverse ! Là, on vient de terminer des lunettes pour un fabricant japonais. On a réfléchi, on a fait des esquisses, mais, à un moment, je me suis calé devant un logiciel 3D. C’était comme créer un ADN, un squelette, une matrice. La forme n’était pas là, mais tous les paramètres que j’avais envie de mettre dedans y étaient. Cette source, on a pu la réutiliser pendant un an.
Comment se déroule ce processus ?
Il est d’abord mental avant d’être gravé. Dans un dessin, il y a toute l’intention, la culture, les saveurs. Avec l’ordinateur, il y a l’hyper précision, la culture y est invisible. Il faut donc redessiner d’une manière floue sur quelque chose qui était précis, juste pour refaire émerger certaines choses. Si notre atelier est si bordélique, c’est qu’on passe notre temps à faire et refaire encore ! Si je vous montrais toutes les maquettes des fontaines des Champs, vous vous demanderiez : « Mais pourquoi en avez-vous fait 50 ? Ce sont toutes les mêmes ! » Parce que derrière, je pense qu’il y a un processus de méditation. Ce n’est pas très rationnel comme fonctionnement !
Et vous êtes sur le même rythme avec votre frère ?
Ça dépend… On se comprend extrêmement bien mais en même temps, on est le miroir l’un de l’autre. Parfois c’est bien, parfois moins… Ce n’est pas toujours agréable d’avoir son double en face de soi. On a toujours été obsédés par ce qu’on faisait. La seule différence, c’est que maintenant on a plus de maturité. Quand je me lève le matin, la première chose à laquelle je pense, c’est à ça. C’est pour ça que je lis beaucoup, c’est le seul moyen de couper.
Avec le temps, votre façon de travailler ensemble a-t-elle changé ?
Au début, on travaillait sur la même table, une vraie image d’Épinal ! On suit maintenant une autre stratégie : l’un est plus « à l’intérieur » et l’autre est plus « à l’extérieur », ce qui est un moteur génial. Celui qui est dedans oublie un peu le questionnement basique des choses : quel est cet objet ? qu’est-ce qu’il provoque ? Celui qui est à la périphérie va pouvoir intervenir et dire par exemple : « Il faudrait essayer telle couleur », quand l’autre n’arrive plus à réfléchir aux couleurs parce qu’il pense aux millimètres, aux déformations, aux moules…
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