Pourquoi Bettina Rheims à la Maison européenne de la photographie ?
Jean-Luc Monterosso : Ma rencontre avec Bettina remonte à 1981. J’ai ensuite découvert son œuvre avec la série « Animal », chez Texbraun (une galerie qui n’existe plus, NDLR), en 1983. Durant l’hiver 1987-88, j’ai organisé sa première grande exposition institutionnelle à l’Espace photographique de la ville de Paris. En 1990, « Modern Lovers », sa série mythique, a été présentée ici, à la Maison européenne de la photographie (MEP), alors que le lieu était en friche, pas encore restauré par la ville. Le thème de cette série, des personnes entre deux sexualités et à deux âges de la vie, collait parfaitement à l’état d’entre-deux du bâtiment. La MEP a ouvert en 1996. En 2001, nous avons montré « INRI », une exposition très controversée. Initialement, je voulais terminer ma carrière ici, en 2018, en exposant Bettina. Mais comme l’ouvrage monographique de Taschen a été avancé, nous avons également avancé la date de l’expo…
Comment avez-vous procédé pour ne pas faire de cette nouvelle exposition de Bettina Rheims une rétrospective classique ?
Vanessa Mourot : Mon travail sur la monographie éditée par Taschen fut déterminant et a permis de décanter l’œuvre de Bettina. Nous avons ensuite fait appel à un commissaire d’exposition indépendant. Il est arrivé avec des propositions qui ne collaient pas vraiment à l’univers et la portée de l’art de Bettina. Cela m’a sauté aux yeux et je me suis dit que peu de monde portait une vision d’ensemble sur son travail : certains sont intéressés par ses clichés sur le glamour inhérent aux femmes, d’autres par ceux sur l’androgynie… De mon côté, j’avais envie d’opérer des rapprochements un peu étonnants entre certaines séries, afin d’en révéler de nouvelles facettes. J’ai exposé ces options à Bettina et nous avons ainsi décidé de continuer ensemble. En fin de compte, nous avons retenu un peu moins de 200 images. L’idée était de ne pas submerger les visiteurs de l’exposition. Au vu de la disposition des salles à la MEP, la scénographie s’est faite très facilement en fonction d’une délimitation thématique. Bettina ne voulait pas d’une rétrospective, car le terme aurait insinué que son travail touchait à sa fin et qu’elle n’avait plus qu’à regarder en arrière. L’idée était aussi de réhabiliter son image en France où elle a trop souvent été perçue comme une photographe commerciale de stars pour papier glacé. Dès ses premières séries, Bettina Rheims abordait des interrogations universelles : qu’est-ce qui rend une personne femme ? Qu’est-ce qu’une femme dans les yeux d’autrui ?
Quelle séquence de l’exposition illustre le mieux ce parti pris ?
V.M. : Les tirages – extraits de revues – de la série « Pourquoi m’as-tu abandonnée ? » offrent à voir des célébrités qui, acceptant de se dévoiler sans artifices sous l’objectif de la photographe, deviennent telles que les inconnues rencontrées au hasard et prises sur le vif avec la même intensité et la même intention que dans les travaux de « Chambre close ». D’où l’intérêt de la presse : Bettina montre ces femmes artistes d’une façon renouvelée, les rendant plus intéressantes et plus accessibles.
En quoi son travail demeure-t-il contemporain et vaut-il d’être présenté aujourd’hui ?
J.-L.M. : En dehors de la MEP et de la Bibliothèque nationale de France qui, avec « Rose, c’est Paris », l’avait exposée en 2010, il y a incontestablement un déficit de reconnaissance envers Bettina Rheims en France. La consistance de son travail, sa rigueur et son unité en font pourtant une artiste majeure. Je suis très heureux que le commissariat de l’exposition ait été assuré par une femme. Il aurait pu l’être par Serge Bramly ou moi-même, mais il s’agissait ici d’un regard de femme sur les femmes. L’exposition a eu un succès sans précédent – nous avons battu notre record avec plus de 1 500 visiteurs par jour –, car on n’a pas ici affaire à un homme, un Helmut Newton ou un Guy Bourdin, interrogeant le sexe féminin. Jusqu’au 5 juin, nous accueillons Christine Spengler, photoreporter qui, de l’Irlande du Nord à l’Iran, a couvert nombre de bouleversements sociopolitiques depuis les seventies. Je suis ravi que l’on mesure enfin la place des femmes dans la photographie, dans la foulée de l’expo de 2015 au musée d’Orsay : « Qui a peur des femmes photographes ? 1839-1945 ».
La filiation de Bettina Rheims avec l’histoire de l’art est évidente…
J.-L.M. : Elle connaît admirablement bien l’histoire de l’art et, tout particulièrement, celle de la peinture grâce à son père (le commissaire-priseur et historien d’art Maurice Rheims, NDLR). Dans la photographie, elle a apporté un regard nouveau qui a bousculé les tabous tout en jouant avec les références, ce que les critiques lui reprochent souvent…
Pourquoi faire précéder la salle de la série « Morceaux choisis » (2010) d’un avertissement au jeune public ?
J.-L.M. : Je ne voulais pas interdire, mais prévenir pour éviter des réactions disproportionnées. Personnellement, cette série ne me choque pas : c’est simplement de l’érotisme poussé à l’extrême.
V.M. : Nous sommes assaillis d’images et de signes pornographiques au quotidien, et ce, depuis l’Antiquité. De tout temps, l’art a produit du nu, même extrêmement cru. Le public sait ce qu’il vient voir : de la photographie. Les visiteurs sont en réalité beaucoup plus interpellés par les troubles de la personnalité exprimés dans « Modern Lovers ». Une série précurseur avant que la question du troisième genre ne frémisse en France.
Qu’avez-vous découvert de nouveau à propos de Bettina Rheims en préparant cette exposition ?
V.M. : Ses premières photos. J’ai été subjuguée. Elle travaillait déjà avec énormément de méthode, de la lumière à la composition de ses sujets : les corps n’étaient pas dans des positions habituelles. On sentait cette filiation, qu’elle ne souhaite pas admettre, avec Diane Arbus (1923-1971). C’est pourtant la visite d’une exposition de Diane Arbus qui a confirmé son choix d’observer des personnages hors norme : strip-teaseuses, acrobates… Elle a alors fait un reportage dans un cirque qui n’a été publié qu’une fois. Bettina a toujours été à la recherche de la différence.