Le retour en grâce de Gabriella Crespi illustré par Friedmann & Versace

La joyeuse serre italo-tropicale du Palais de Tokyo fait s'assoir ses convives sur du mobilier tapissé de rotin. Parce que rien ne se perd et que tout se transforme, ses architectes d'intérieur, Friedmann & Versace, confessent volontiers la source de leur inspiration : Gabriella Crespi. Peu connue du grand public, cette iconoclaste a pourtant marqué de sa patte sophistiquée et magnétique l'histoire du design italien.

En 2021, le nom de Madeleine Castaing était sur toutes les bouches et de tous les moodboards. Citée comme l’inspiration d’un décor fleuri ou encore serti de rotin, le style celle qui a « révolutionné le monde de la décoration », de celle qui avait horreur du bon goût, est tout bonnement revenu à la mode. Durant la visite de leur plus récente réalisation, le restaurant Bambini, le duo Friedmann & Versace nous corrigeait à l’évocation de la décoratrice néoclassique devant le travail accompli, au bénéfice de Gabriella Crespi (1922-2017), réveillant en nous l’idée de rendre ses lettres de noblesse à la designeuse hippie chic.

Gabriella par son fils Gherardo en 1970.
Gabriella par son fils Gherardo en 1970. Gherardo Crespi

Qui était Gabriella Crespi ?

Méconnue du grand public, cette Italienne a pourtant marqué de son style organique le monde du design. Bien née (son père est ingénieur, sa mère créatrice de bijoux exposée à la Triennale de Milan) et mariée à l’héritier du propriétaire du Corriere Della Sera, Crespi n’a, dans les années 1960, aucun mal à faire entrer ses premières créations chez ses (riches) amis. D’Hubert de Givenchy au shah d’Iran, sa collection inaugurale – une série de petits objets de bureau précieux – fait mouche.

Formée à Milan, à l’Académie des Beaux-Arts de Brera puis à l’Instituto Politecnico, la créatrice marche pourtant à contre-temps de son époque. Alors que le monde du design est dominé par une Italie qui édite en séries et de façon industrielle, Crespi cultive une approche artisanale et à petite échelle. Ses productions de pièces uniques ou numérotées expliquent en partie son manque de reconnaissance mais participent aujourd’hui au mythe.

Les années 1970 sont un tournant pour la designer passe enfin au meuble. Celle qui se dit « amoureuse de Le Corbusier et de Franck Lloyd Wright » table dans un premier temps sur un fonctionnalisme mâtiné de glamour, à l’image de sa collection « Plurimi » (1970-1982). Le bronze, l’acier inoxydable et le laiton sont le fil conducteur de ces pièces imposantes par leur volume mais aériennes grâce à leurs formes, à l’image du sofa Quick Change, du bar Z ou encore des tables modulables Scultura et 2000.

Scultura, série Plurimi (1970), de Gabriella Crespi.
Scultura, série Plurimi (1970), de Gabriella Crespi. © Artcurial

Nature et spiritualité

Si le rapport à la Nature n’est pas évident sur la série « Plurimi », celle-ci est au cœur de la philosophie de Gabriella Crespi. Elle qui a grandi dans la campagne toscane a conservé un profond attachement aux choses simples, malgré sa position dans les mondanités de l’époque. Naissent donc en parallèle eux collections organiques : l’une dédiée à la sculpture d’animaux en bronze, l’autre nommée « Rising Sun » (1973-1975), mêlant laiton et bambou.

Résistant et flexible, ce matériau séduit Crespi pour sa couleur chaleureuse et sa facilité à se plier à ses envies. Il habillera ainsi lampes, chaises, tables ou encore berceaux, mimant les rayons du soleil. Celle qui est décrite comme solaire a pour les astres une fascination non dissimulée. Ceux-ci guident d’ailleurs, de façon ostentatoire ou non, les créations de l’Italienne, elle qui abordera le thème de la Lune dès ses premières créations et qui imagine souvent ses meubles comme des nébuleuses en mouvement.

A gauche : lampe Fungo (1973). A droite : lit pour bébé (1975). Deux pièces de la collection Rising Sun.
A gauche : lampe Fungo (1973). A droite : lit pour bébé (1975). Deux pièces de la collection Rising Sun. DR

Spirituelle, la designer utilise également les symboles dans ses réalisations, à l’image de la table Yang Yin. Ceux-ci restent néanmoins toujours le support d’un fonction. En 1987, Crespi s’abandonnera finalement à la quête de sa vie et mettra un terme à sa carrière pour se retirer dans l’Himalaya indien auprès de Shri Muniraji. Elle en reviendra vingt ans plus tard.

Les ambivalences ont toujours guidé la vie de Gabriella Crespi. Les association de matières précieuses et organiques, exotiques et élégantes, caractérisent son travail. Son allure viscontienne et son entourage flamboyant ont longtemps fait d’elle une figure majeure du gotha de l’époque, mais son esprit libre, un poil hippie, l’a poussée à mettre un terme à sa carrière en pleine apogée. Voilà peut-être la raison d’une carrière discrète qui, à l’heure du retour d’un certain esprit vintage sophistiqué, inspire à nouveaux les architectes d’intérieur, à l’image de Friedmann & Versace.

Les tables Blow Up (gauche) et Tang Yin (droite) témoignent de l’attrait de Gabriella Crespi pour la symbolique des astres et de la spiritualité.
Les tables Blow Up (gauche) et Tang Yin (droite) témoignent de l’attrait de Gabriella Crespi pour la symbolique des astres et de la spiritualité. A droite : Christophe Broadbent

Gabriella Crespi selon Friedmann & Versace

Si les réalisations du duo ont toujours un je-ne-sais-quoi de la Botte, Bambini est, par définition, le plus italien de leurs décors. En empruntant le champ lexical du jardin, le restaurant incarne un art de vivre flamboyant et joyeux, métissé de nombreuses références, dont Carlo Scarpa et, donc, Gabriella Crespi. « Son style est une source constante d’inspiration. Nous partageons son amour de l’artisanat et de la matière, et les dichotomies dont elle sait faire preuve : le pur mêlé au baroque, la force et la finesse… Nous nous sommes aussi beaucoup inspirés de son travail des courbes. »

Chez Bambini, Friedmann & Versace ont largement utilisé le bambou en clin d’œil à Gabriella Crespi.
Chez Bambini, Friedmann & Versace ont largement utilisé le bambou en clin d’œil à Gabriella Crespi. Alexandre Tabaste

Pour Bambini, c’est sans surprise son savoir-faire associé au bambou qui a inspiré Virginie Friedmann & Delphine Versace. « La collection Rising Sun évoque pour nous le jardin et le charme des demeures solaires et raffinées de la Méditerranée, celles où les convives parlent fort, où les portes claquent et où les repas durent jusqu’au bout de la nuit. » Ainsi, le duo a choisi de réinterprété le style Crespi en composant sur-mesure une gamme d’assises et de mobilier reprenant la technique de l’assemblage de tiges de bois (chez Bambini, il s’agit de rotin et non de bambou). En résultent des sofas courbes longs de plusieurs mètres, des petits fauteuils cosy, des bahuts de rangement faisant le lien. La pièce maîtresse du restaurant, son bar, est elle aussi tapissée d’un hommage à Rising Sun, reprenant un motif organique.

Le bambou tapisse les meubles, jusqu’au bar du restaurant.
Le bambou tapisse les meubles, jusqu’au bar du restaurant. Alexandre Tabaste

> Bambini. 13 Av. du Président Wilson, 75116 Paris.