« Je ne m’attendais pas à voir David Harbour vivre dans un appartement de “Pinterest girl”», peut-on lire dans les commentaires sous la vidéo dévoilant le luxueux appartement de la star de la série Stranger Things en 2019 (avant qu’il n’emménage avec sa future femme Lily Allen, donc) situé à Manhattan (New-York, États-Unis). Une décoration lumineuse et douillette, qui contrebalancerait, pour certains internautes, l’aura que l’acteur campant le rôle du rustre Jim Hopper et amoureux de chemises en flanelle, dégage. Cet appartement cosy, constitué de livres, de plantes et de couleurs chaudes est ainsi catégorisé comme « féminin » par certains. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Féminin ou masculin, le design d’intérieur a-t-il un genre?
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De la couleur à la cuisine
Pour Stéphanie Genevrier, architecte d’intérieur et fondatrice d’Alfred studio, lorsque l’on parle de décoration genrée, deux univers se dessinent naturellement. « D’un côté une décoration dite « féminine », faite de courbes, de végétal, de douceur de textile cocon. Et de l’autre celle d’un homme, qui évoque des bois foncés, des matériaux froids, de la rayure, du bleu et du gris. C’est encore très marqué dans les associations que l’on fait inconsciemment, aussi bien dans les couleurs que dans les matières, notamment quand il s’agit de la chambre d’un bébé. Pourtant, il suffit parfois de changer d’appellation ou de donner du contexte pour voir les choses différemment. »
Ces stéréotypes sont ancrés dans une longue histoire patriarcale où les femmes ont souvent été cantonnés à la sphère domestique, où l’intérieur devait être synonyme d’un statut social marqué. Alessandra Ronetti, historienne de l’art et spécialiste de la couleur, évoque la fin du XIXe siècle, quand le style Art Nouveau a imposé des codes à adopter. « Il revenait à la mode de créer des pièces entières aux murs colorés unis – souvent assortis à des objets et des vitres de la même couleur – dans le but de créer une sorte de chromothérapie pour se reposer du stress de la vie moderne, avance la chercheuse. Souvent, les sujets principaux de cette thérapie à domicile étaient les femmes, car elles étaient considérées comme plus sensibles au stress par la médecine de l’époque. Le choix des couleurs était lié non seulement à des raisons thérapeutiques, mais aussi à la fonction des pièces. Les médecins recommandaient par exemple de peindre en rouge les murs des salles à manger, car on pensait que cela facilitait la digestion. »
Une évolution globale tend à « dégenrer » la décoration. Stéphanie Genevrier admet quant à elle qu’il y a bien « une fluidité qui débride les styles », mais continue de faire face régulièrement aux mêmes schémas au sein des couples qu’elle rencontre dans le cadre de son métier d’architecte d’intérieur : « Quand ils sont hétérosexuels, la femme prend systématiquement les devants et choisit un style. Les hommes répondent qu’ils ne sont « pas sensible à tout cela ». Mais je fais en sorte que les deux s’expriment, avancent leurs idées, car c’est important d’avoir un résultat cohérent. »
La fondatrice d’Alfred studio contourne constamment les dénominations, pour tenter de trouver un équilibre harmonieux, en s’inspirant notamment de la pensée chinoise, « beaucoup moins clivante. On est sur des concepts de Yin et Yang, qui sont plutôt des mouvements qui ne s’opposent pas, mais sont l’un dans l’autre», complémentaires, en somme.
La charge mentale de l’intérieur
Quelle que soit l’époque, il est impossible de penser décoration d’intérieur sans la notion de domesticité. Qui occupe quelle pièce quand il s’agit de confort, de recevoir des invités, de parentalité ou encore d’intimité, selon son genre, sa catégorie socio-professionnelle et son environnement culturel ? Malgré son cadre privé, le foyer n’échappe pas aux conditionnements sociaux, pouvant d’ailleurs les renforcer en remettant les genres à leur place.
De la chambre parentale à celle des enfants, de la cuisine à la salle de bain, les femmes ont souvent été cantonnées aux lieux où elles étaient censées passer le plus de temps. Les mœurs ont évolué, mais restent le reflet d’une réalité sociale où les femmes gagnent toujours moins que les hommes à temps de travail et poste comparables. Le phénomène de société trad wives qui a émergé sur différents réseaux sociaux aux États-Unis, puis un peu partout sur Internet renforce cette domestication. Ces femmes mariées qui se revendiquent « traditionnelles » prônent le retour des épouses au sein du foyer. Soumises à leur mari qui, eux, travaillent, celles-ci élèvent les enfants, tiennent leur intérieur et accueille leur homme avec un rôti dans le four. Sur Tiktok, près de 145 millions de posts sont dédiés à ce mouvement.
Selon Olivia, directrice artistique de 38 ans, une « mise en place des rôles genrés » s’est faite de manière naturelle et involontaire lorsqu’elle s’est installée avec son partenaire. « Lui a immédiatement pris en charge l’extérieur, la tondeuse, la pelouse et moi l’agencement des meubles ou encore la cuisine comme si ces rôles étaient figés. » Faire en sorte de construire un environnement douillet et confortable est une charge mentale non négligeable, qui suppose de passer du temps à faire des recherches, comparer, essayer, avant de trouver le bon tempo.
D’ailleurs, l’univers de la décoration vise un public majoritairement jeune et féminin. Sur Pinterest, l’une des destinations phares pour connaître les modes en matière d’aménagement, « 69,5 % des cibles potentielles des annonceurs sont des femmes, 22,4 % sont des hommes, 8,1 % n’ont pas spécifié leur genre », d’après les chiffres du réseau social publiés en 2024. Les femmes ont-elles plus à cœur d’évoluer dans un intérieur en adéquation avec leurs préférences esthétiques ? « J’avais une idée très claire en tête de ce qu’il fallait faire pour avoir un appartement “cool”, explique Marie, cadre trentenaire parisienne. Et quand nous n’étions pas d’accord, il me laissait souvent le dernier mot tout en me faisant remarquer qu’il n’était pas équilibré de toujours lui imposer mes goûts. Mais parce que ça m’importait plus que lui, c’est ce qui finissait par nous décider sur un choix. »
Vers un futur neutre ?
En février 2024, Formafantasma présentait à la Fondazione ICA Milano, leur travail autour de l’identité et de la mémoire collective. Le duo propose ainsi une critique des canons du modernisme qui rejettent l’éclectisme « trop féminin » du XIXe siècle, revendiquant une recherche fluide et queer dans leur approche. En interrogeant l’expérience de la vie domestique à travers la fabrication d’objets qui puisent dans des époques contrastées, le travail réflexif de ce studio basé entre l’Italie et les Pays-Bas pose les contours d’un futur du design qui va au-delà du genre.
Aujourd’hui, les férus de déco s’intéressent davantage à l’intemporalité de leur intérieur, en se tournant notamment vers des pièces vintage fortes, signées ou non, qui s’inscrivent dans des périodes très précises tout en s’insérant parfaitement dans des intérieurs contemporains. Des choix dépassant une simple binarité, à l’instar de certaines inspirations japonaises ou encore scandinaves. Selon Stéphanie Genevrier, cette dernière a permis de « libérer les esprits ». « Ce style emprunte aussi bien aux courbes qu’aux lignes droites et se végétalise. Cela fait très unisexe tout en étant cosy, ce qui a eu un impact sur notre manière de voir la décoration aujourd’hui, et ce chez n’importe qui. » Mais alors, la neutralité est-elle la clé pour s’affranchir d’un décor genré ?
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