Le rôle des fleurs au cœur de la 28e Biennial of Design

Largement méconnue en Europe de l’Ouest, la Biennial of Design (BIO), en Slovénie, est pourtant l’une des plus anciennes : elle a 60 ans ! Pour sa nouvelle édition, l’historienne du design et commissaire d’exposition Alexandra Midal nous invite à découvrir le rôle des fleurs dans ce domaine, beaucoup plus politique qu’il n’y paraît.

À travers les œuvres de Martino Gamper ou encore Pierre Paulin, la nouvelle édition de la Biennial of Design, peu connue et pourtant vieille de 60 ans, invitent à la découverte le rôle des fleurs dans ce secteur.


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1 – Des messages politiques

« Double Agent. Do You Speak Flower ? » (« Agent double. Parlez-vous le langage des fleurs ? ») : sous le titre de cette 28e Biennial of Design (BIO), toujours fidèle à son approche du design, l’historienne, théoricienne et commissaire du design Alexandra Midal nous invite à faire un pas de côté. Un choix qui correspond aux valeurs de cet événement sexagénaire : « BIO joue un rôle important dans la création de nouvelles disciplines et de récits plus larges que le design tel qu’on l’envisage », détaille sa directrice Maja Vardjan.

Des roses bleues pour #8 (2019), de Tanja Lažetic (Courtesy of Galerija Fotografija), la même nature singulière qui a inspiré les volutes du canapé N° 2 (1870), de J.&J. Kohn, en hêtre courbé et en rotin (restauré par et courtesy of Jurij Rihar).
Des roses bleues pour #8 (2019), de Tanja Lažetic (Courtesy of Galerija Fotografija), la même nature singulière qui a inspiré les volutes du canapé N° 2 (1870), de J.&J. Kohn, en hêtre courbé et en rotin (restauré par et courtesy of Jurij Rihar). Lucija Rosc

L’historienne, qui se passionne pour les techniques d’espionnage, la magie et le féminisme, explore ici largement le rôle secret des fleurs, à travers notamment la stéganographie, une pratique consistant à dissimuler des informations secrètes à l’intérieur d’une image, d’un message ou d’un objet physique. Ce procédé était utilisé par des artistes, mais aussi des dissidents et autres révolutionnaires.

Pour appuyer son propos, Alexandra Midal expose une multitude d’objets au carrefour du design, de l’art et de l’architecture, qui flirtent souvent avec la culture populaire. Un événement passionnant qui nous invite à aller bien au-delà du langage des fleurs ou du symbole de la femme fleur si réducteur : « La biennale est là pour déconstruire l’idée qu’elles expriment leurs émotions à travers les fleurs. Cette association peut être renversée et, au contraire, servir des combats. »

Une photo signée Saul Steinberg représentant, face à Charles Eames, un nu peint sur La Chaise, de Charles et Ray Eames (1948), jouxte la couverture de la revue Mon film, où la chevelure de Brigitte Bardot est parsemée de marguerites.
Une photo signée Saul Steinberg représentant, face à Charles Eames, un nu peint sur La Chaise, de Charles et Ray Eames (1948), jouxte la couverture de la revue Mon film, où la chevelure de Brigitte Bardot est parsemée de marguerites. Lucija Rosc

On retrouve notamment des fac-similés des herbiers de Rosa Luxemburg. La révolutionnaire allemande les utilisait depuis sa prison pour faire passer des messages politiques alors que ses gardiens y voyaient le passe-temps d’une femme dépressive. Car c’est bien la dimension politique des fleurs qu’Alexandra Midal nous propose de redécouvrir : des poppies anglais (« coquelicots ») aux célèbres œillets de la révolution portugaise, à travers des œuvres, des plus expérimentales aux plus industrielles.

Le meilleur exemple se cachant dans une pièce du musée d’Architecture et de Design (MAO) de Ljubljana. Le tapis de Kapwani Kiwanga intitulé Rootwork, qui, derrière son aspect bucolique, cache des plantes choisies par l’artiste canadienne en raison de leur rôle dans l’histoire entre la Belgique et l’Afrique. On retrouve ainsi la liane à caoutchouc, qui rappelle l’exploitation des ressources naturelles congolaises par les Belges. Implacable !


2 – Une biennale sexagénaire

En 2024, BIO célèbre ses 60 ans. Sa première exposition au musée d’Art moderne de Ljubljana a eu lieu en 1964. Elle a joué un rôle de pionnière dans ce qui formait alors la Yougoslavie ainsi qu’à l’échelle internationale.

Au premier plan, de gauche à droite, The Bloom, de la série « Do You Speak Flower? », de Rafaela Dražic (2024), The Voice Figures (1885-1904), de Margaret Watts Hughes (Courtesy of Cyfarthfa Castle Museum and Art Gallery, © Rob Mullender and Louis Porter), Herbarium (1915-1918), de Rosa Luxemburg (Courtesy of Polish State Archives) et vase Rio, de Luca Rizzo (2023). Au fond, le tapis Rootwork, de Kapwani Kiwanga (2023).
Au premier plan, de gauche à droite, The Bloom, de la série « Do You Speak Flower? », de Rafaela Dražic (2024), The Voice Figures (1885-1904), de Margaret Watts Hughes (Courtesy of Cyfarthfa Castle Museum and Art Gallery, © Rob Mullender and Louis Porter), Herbarium (1915-1918), de Rosa Luxemburg (Courtesy of Polish State Archives) et vase Rio, de Luca Rizzo (2023). Au fond, le tapis Rootwork, de Kapwani Kiwanga (2023). Lucija Rosc

Depuis ses débuts à l’apogée du modernisme, elle a été témoin de plusieurs bouleversements dans cet univers et « a mué d’une exposition de design industriel encourageant l’éducation et la promotion de produits bien conçus en une plateforme expérimentale. Au sein de celle-ci, le design est considéré comme une pratique culturelle transcendant ses propres frontières et s’aventurant dans de nouveaux sujets jusqu’alors inexplorés », explique Maja Vardjan, directrice de la biennale et du musée d’Architecture et de Design de Ljubljana (MAO).

Ainsi, « Do You Speak Flower ? » s’inscrit dans la logique des éditions précédentes baptisées « Super Vernaculars » (2022), « Common Knowledge » (2019), « Faraway, So Close » (2016) ou « 3, 2, 1, Test… » (2014).


3 – Des stars du design et de l’art

Du vase en verre de Marguerite Humeau aux chaises de Martino Gamper, de l’installation pimpante de Carole Baijings à un fauteuil de Pierre Paulin, d’une série de photos de Formafantasma à une lampe d’Olivier Mourgue en passant par un éclairage de Marcin Rusak ou une assise et des photos de Carlo Mollino…

Parterre installation 2 m2 Flower Field (2022), de Carole Baijings (Courtesy of the artist).
Parterre installation 2 m2 Flower Field (2022), de Carole Baijings (Courtesy of the artist). Lucija Rosc

Si cette biennale pose un regard singulier sur le design, elle n’en oublie pas moins ses classiques, historiques ou contemporains. Alexandra Midal a ainsi réuni le meilleur de la discipline, qui vient montrer l’importance des fleurs comme inspiration pour les designers.

Matali Crasset a ainsi participé activement en imaginant «  Le Temps des leurres », une installation en bois coloré qui rend hommage à la cire d’abeille. « J’ai imaginé un atelier du faire et une grotte de présentation symbolique pour créer et magnifier la cire d’abeille, inspiré de la typologie des maisonnettes apicoles commune en Slovénie », explique la designeuse.


4 – L’apport de l’Art nouveau

Alors que «  l’Art nouveau renforçait le stéréotype de la femme objet et muse en lui conférant une esthétique florale et rappelait que sa place était au jardin ou à la maison en train de composer des bouquets, on sait moins que cette époque nous invitait aussi à aller au-delà des apparences », explique Alexandra Midal.

L’œuvre Toxic Garden, de Camille Dandelot (2024), est exposée au musée d’Architecture et de Design (MAO) de Ljubljana, lors de la Biennial of Design.
L’œuvre Toxic Garden, de Camille Dandelot (2024), est exposée au musée d’Architecture et de Design (MAO) de Ljubljana, lors de la Biennial of Design. Lucija Rosc

Pour illustrer ce stéréotype, elle expose des affiches d’Alfons Mucha (1860-1939). Tandis qu’elle donne à voir, au MAO, un étonnant jardin toxique à mi-chemin entre le terrarium et le caveau, imaginé par l’artiste et paysagiste Camille Dandelot. Un clin d’œil à l’Art nouveau, période à laquelle se sont généralisées les serres.

On apprend aussi, à l’occasion de la visite, que Joze Karlovsek (1900-1963), par son travail de recension des ornements de façades, concluait déjà en 1935 que l’État de Slovénie, qui ne deviendra indépendant qu’en 1990, pouvait compter sur toute une nomenclature de décorations propres, aux motifs bien différents de ceux de ses voisins, muant l’Art nouveau en outil de soft power.


5 – Des étudiants aux manettes

À la galerie Mala, des élèves de la Haute école d’art et de design (HEAD) de Genève et de l’université de Ljubljana (ALUO) ont imaginé « The Denton Project ». « Ils ont lu des textes sur les langages secrets, se sont familiarisés avec les questions des minorités, puis se sont attachés à réévaluer ces langues, comme le morse, à l’aune de batailles telle celle de l’égalité des droits », explique Alexandra Midal.

La série de photos Auras of Flowers, d’Emma Pflieger et Antoine Fœglé (2024), réalisée avec l’aide de Valerie Szabo, fait partie des œuvres créées pour « The Denton Project », à la Biennial of Design.
La série de photos Auras of Flowers, d’Emma Pflieger et Antoine Fœglé (2024), réalisée avec l’aide de Valerie Szabo, fait partie des œuvres créées pour « The Denton Project », à la Biennial of Design. Lucija Rosc

Ils en ont tiré des images florales clignotantes qui véhiculent des messages politiques, féministes et queer invisibles. Non loin, la Galerija ISIS accueille le Dorothy’s Closet, de Vincent Grange, une installation immersive dont le visiteur est invité à pousser la porte.

Ce logement idéal est destiné à l’amie imaginaire la plus populaire de la communauté LGBTQIA+ (en 1981, des agents de l’armée américaine enquêtant sur l’homosexualité au sein de ses rangs apprennent que les gays se désignent parfois du nom de code « ami de Dorothy »).

Vincent Grange a développé ce manifeste comme un projet spin off de son master espace et communication de la HEAD, tandis qu’Emma Pflieger et Antoine Fœglé, anciens étudiants de l’école genevoise, ont livré une série de photos sur l’aura des fleurs, dont les couleurs nimbent des espaces en éclosion.


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