Le magazine Vogue demanda un jour à Gae Aulenti des conseils déco pour ses lectrices. Qu’espérait-il ? Car la réponse fut, cela s’entend, tout à fait radicale : « Je conseille de ne rien avoir, seulement quelques étagères, des livres et des coussins pour s’asseoir. Il faut prendre position contre l’éphémère, contre les tendances passagères, et revenir à des valeurs durables. » Ce caractère entier, on le retrouve au fil de ses quelque 700 projets internationaux courant sur cinquante ans de carrière. Aujourd’hui, en cette période « post-starchitectes », il est temps d’approfondir notre connaissance de celle qui n’a jamais saturé les médias et dont le style n’est pas reconnaissable sur-le-champ : elle donnait la priorité au contexte et au client. Qu’il s’agisse d’architecture, de design, de scénographie d’exposition, de décors ou de costumes de théâtre, l’exposition « Gae Aulenti: A Creative Universe », au Vitra Schaudepot, à Weil am Rhein, repose sur 35 projets enrichis de photos, de dessins, de diaporamas, de documentaires et d’interviews.
Dans un milieu dominé par les hommes, Gae Aulenti est une architecte et designer affirmée à qui l’on fait confiance ; on veut « du Gae Aulenti » et on en parle sans attribuer par ailleurs à son mobilier des qualités proprement féminines, mobilier qu’elle est d’ailleurs la première à utiliser. Elle se distingue dès 1962 avec Sgarsul, un rocking-chair élégant réalisé pour Poltronova. Son canapé Stringa (1963) est une pièce centrale du catalogue du même éditeur ; on s’y assied sur de grands coussins plats attachés à la structure métallique par des liens. La collection « Locus Solus » (1964), chez Zanotta, en fait une pionnière de l’outdoor. Au milieu des années 60, donc, Gae Aulenti fait pleinement partie du paysage du design italien et peu de femmes ont des positions comparables. Sa chaise pliante Aprilina (1964), toujours chez Zanotta, devient vite iconique ; tout comme la lampe Pipistrello (1965), un luminaire à l’abat-jour en méthacrylate opalescent façon ailes de chauve-souris, conçu pour Martinelli Luce (qui fait toujours un carton, surtout en France).
Par ailleurs, de grandes sociétés la sollicitent pour l’architecture intérieure de leur showroom – comme Olivetti en 1967 à Paris et en 1968 à Buenos Aires. Côté design, la décennie 70 consacrera aussi ses lampes-vases chez FontanaArte. Diplômée en architecture au Politecnico de Milan en 1953, à l’âge de 26 ans, Gae Aulenti endosse dès 1955, et pour dix ans, la direction artistique de la revue Casabella. Elle n’est pas une dévote du modernisme car, contrairement à ces partisans de la table rase, elle révère l’Histoire. Si elle est née à Palazzolo dello Stella, dans le Frioul, Gaetana, qu’on surnommera « Gae », devient une incarnation de l’architecture et du design milanais. La ville est riche en architecture Liberty, l’Art nouveau italien des années 20. La jeune architecte est attachée aussi bien à ce style qu’à ses méthodes de construction. Mais, contrairement à certains de ses confrères qui, par respect du passé, se contentent de l’imiter (et rejettent de but en blanc le style international), elle donne libre cours à sa créativité. Le musée d’Orsay (1980-1986), à Paris, dont l’inauguration marque le sommet de sa carrière alors qu’elle est âgée de 59 ans, n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’architecture et les couleurs du Milan Liberty.
Très appréciée à Paris, l’architecte refond également les salles d’exposition du Centre Pompidou, tandis que le Palazzo Grassi l’appelle à Venise. Elle livre ensuite, en 1992, le musée national d’Art de Catalogne (MNAC), à Barcelone. Gae Aulenti a aussi enseigné aux États-Unis, au Canada, en Espagne et en Allemagne. L’un de ses derniers grands projets sera l’Institut culturel italien de Tokyo, en 2006. Sans jamais se répéter, cette grande amatrice d’art avait une prédilection pour les musées. Sa fille Giovanna raconte comment, quinze jours avant son décès, en octobre 2012, elle recevait encore un prix avec, par-dessus tout, l’envie de participer. Au-delà de l’ambition et du succès, c’est peut-être d’abord cela qui l’a portée tout au long de son parcours.
> « Gae Aulenti: A Creative Universe ». Au Vitra Schaudepot, annexe du Vitra Design Museum, à Weil am Rhein, en Allemagne, jusqu’au 11 octobre. Design-museum.de