À 56 ans, Erwin Olaf connaît une belle notoriété. La photographie, qu’il a découverte à 19 ans, est devenue son mode d’expression. Ses images sont des oxymores : elles ont l’apparence de la réalité, mais leur traitement hypersophistiqué la distord. Parce que ses images nous interrogent sur la solitude, l’amour, l’adolescence et la mort, Erwin Olaf est un artiste majeur. Regard bleu glacier, sourire carnassier, éclats de rire soudains, clairvoyance et précision des souvenirs… Nous avons conversé avec Erwin Olaf pour mieux connaître celui qui se cache derrière l’objectif.
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IDEAT : Vous avez étudié le journalisme bien avant de vous intéresser à la photographie. Quel a été le déclic de ce changement de cap ?
Erwin Olaf : J’ai commencé par l’école de journalisme parce que j’étais plutôt doué pour l’écriture, mais je me suis vite rendu compte que je n’avais pas l’âme d’un journaliste. Lors de l’écriture, on peut se laisser submerger par la quête de la perfection. Moi, j’aimais bien parler… de moi ! À 19 ans, j’ai fait un stage de photo et j’ai aimé la brièveté de la démarche : une fois la photo prise, c’est fini. Dès que j’ai eu un appareil dans les mains, j’ai eu une impression d’évidence. Le cadrage, le noir et blanc…
Es-ce que le reportage photo vous intéressait aussi à l’époque ?
En 1978, la photographie en tant qu’art n’existait pas encore vraiment. Helmut Newton était connu ainsi que Guy Bourdin mais seulement dans le monde de la mode. Puis Mapplethorpe est arrivé dans les années 80… À l’époque, je réalisais des portraits pour l’école de journalisme : je photographiais des squatteurs et des manifestants du Mouvement populaire contre l’énergie nucléaire. Quand j’ai obtenu mon diplôme en 1981, le chômage était chose courante ; j’ai donc commencé par travailler bénévolement pour l’hebdomadaire Gai Pied et le mouvement gay.
Quelle photo a véritablement lancé votre carrière ?
« J’ai fait ma première exposition en 1984 avec des clichés que j’avais pris lors d’un concours de bodybuilding, mais l’organisateur avait retiré deux photos parce qu’elles montraient des hommes nus. Cette histoire m’a permis de « percer ». En 1985, j’ai photographié un jeune homme ouvrant une bouteille de champagne (Squares, Joy) et ce cliché s’est vendu sous forme de carte postale et m’a fait connaître dans le monde entier. Puis j’ai monté ma propre entreprise et j’ai gagné le prix du Jeune photographe européen en 1998.
Pourquoi aborder la photographie sous un angle artistique ?
J’ai toujours voulu être indépendant, c’est dans ma nature. Comme me le dictait l’esprit « petit-bourgeois » de ma famille, je devais travailler : je ne pouvais pas être au chômage, car c’était honteux, et faire du bénévolat n’était pas un travail ! J’ai donc travaillé comme photographe de mariage et fait des reportages pour des journaux locaux. Puis, assez rapidement, j’ai commencé à produire des photos pour des pièces de théâtre, des films et des magazines. J’ai ensuite rencontré le choréraphe Hans Van Manen, un ami de Mapplethorpe. Je devais le photographier pour une interview et il m’a dit : « Vous voulez me prendre en photo ? J’accepte si vous me laissez vous photographier nu ! » J’ai accepté… Sa maison était remplie d’œuvres de Rauschenberg, Lichtenstein, Warhol… collectionnées sans connaissance artistique particulière. En 1983, il m’a dit : « Tu dois créer ton propre art, coûte que coûte. » J’ai alors découvert que je pouvais être indépendant en vendant mes photos !
« J’adorais Mon oncle et Playtime de Jacques Tati, mais aussi les films d’Antonioni, Fellini, Visconti et Pasolini… »
Vous avez une approche très cinématographique de la photo. Avez-vous été influencés par des films d’animation ou de fiction ?
Enfant, j’adorais Mon oncle et Playtime de Jacques Tati, mais aussi les films d’Antonioni, Fellini, Visconti et Pasolini… Salo est un film qui me choque toujours autant ! J’ai vu de nombreux films de la Neue Deutsche Welle (Nouvelle Vague allemande, NDLR), comme L’Homme qui venait d’ailleurs avec David Bowie. J’aimais me plonger dans des univers stylisés à une époque où l’ambiance à Amsterdam était crispée avec la fin du mouvement hippie. Il y avait des tanks dans les rues !
Et l’âge d’or de la peinture de la nature néérlandaise ?
Durant mes premières années à l’école de journalisme, je me suis rapidement fait des amis dans le milieu artistique. Les peintres du XVIIe siècle ne m’influençaient pas encore à ce moment-là… C’est seulement des années plus tard que j’ai commencé à être fasciné par la composition de leurs peintures, leur structure, leur travail incroyable de la lumière.
Vous avez commencé par photographier vos propres amis…
Surtout des nus et des portraits de personnalités du monde de la nuit.
Comment était la vie nocturne d’Amsterdam à cette époque ?
Beaucoup de joints, mais pas d’alcool… On ne pouvait pas se le permettre, c’était trop cher ! Vers la fin du mouvement disco, on était tout le temps défoncés. On organisait des fêtes dans d’anciens théâtres, les gens venaient dans des tenues démentes, ils faisaient du roller. Puis le mouvement punk est apparu et la new wave… Mon premier petit ami sortait tous les soirs, 7 jours sur 7 ! En 1986, la discothèque RoXY a ouvert ses portes à Amsterdam dans un ancien théâtre. Puis les premières pilules d’ecstasy sont arrivées en même temps que la house music et tout a changé : on pouvait passer toute une nuit perchés sans avoir de « bad trip » le lendemain matin. À cette époque, je suis devenu un « VIP » au RoXY en tant que photographe du club. C’était l’équivalent du Studio 54 à New York ou des Bains-Douches à Paris. C’est là que j’ai rencontré la plupart des personnages de la série « Chessmen ». J’avais également passé des petites annonces. La fin des années 70 et les années 80 furent une période très libérale aux Pays-Bas. Aujourd’hui, le pays est beaucoup plus conservateur… Je me souviens encore avoir vu la version hollandaise de Top of the Pops avec un homme maquillé nommé David Bowie en train d’embrasser un Lou Reed en talons-aiguilles et vêtements moulants… Ces types ont inventé une nouvelle façon d’être un homme !
Ces photos étaient déjà très « construites », comme la plupart de vos oeuvres récentes… Comment composez-vous vos images ?
Je commence toujours par une scène que j’ai vue dans ma tête. Puis je dessine cette scène sur un papier avant de penser à en faire une composition très stricte et austère. Mon côté baroque ne s’exprime que dans l’excès de la photo, pas dans sa forme. De ce point de vue, ma façon de travailler s’apparente à un trompe-l’œil. Ce mode de travail est aussi une forme de thérapie pour moi…
Comment Erwin Olaf arrive-t-il à faire émerger l’étrangeté sous l’aspect très lisse de ses photographies ?
J’aime qu’une certaine tension transparaisse dans mes photos. Quand j’étais enfant, les femmes devaient s’arrêter de travailler dès lors que l’homme subvenait aux besoins de la famille, et certaines devaient porter des perruques ! J’ai imaginé la série « Grief » (2007) comme une antithèse aux émissions de télé-réalité dans lesquelles les gens sont toujours en train de pleurer et portent des tenues négligées. C’est pourquoi j’aime jouer avec les appareils ménagers et les « uniformes »… C’est une distorsion de la réalité. Je ne suis pas un photographe réaliste.
Vous aimez photographier des personnes isolées, évoquant les tableaux intérieurs du début de la Renaissance flamande, mais votre vision rappelle également le romantisme européen du XIXe siècle et le style d’Edward Hopper…
C’est vrai, mais c’est Norman Rockwell et sa vision angélique de l’Amérique profonde qui a été l’une de mes premières sources d’inspiration. J’avais ses illustrations en tête au moment où Ingo Maurer m’a demandé de photographier son applique Canned Light inspirée de la série « Campbell’s Soup » d’Andy Warhol. Aujourd’hui, je trouve la plupart de mes idées dans des peintures et d’autres chefs-d’œuvre anciens, parce que j’aime travailler sur la tradition. La série « Grief » s’inspire des compositions géométriques suprématistes de Piet Mondrian. J’ai aussi beaucoup appris grâce à la publicité, mais la composition d’une affiche publicitaire se situe à une échelle bien plus large, quasi cinématographique. L’influence de Rembrandt transparaît dans mes portraits, par l’intensité des regards et les vêtements sombres. Je ne veux pas décevoir les gens que j’immortalise. La façon dont ils posent est très importante. Je me souviens d’avoir photographié Rem Koolhaas. Il avait quelque chose d’un dictateur soviétique… comme la plupart des architectes !
« Je ne veux pas décevoir les gens que j’immortalise. »
Vous avez fait le portrait de la reine Maxima des Pays-Bas…
Mes œuvres sont comparables à un journal intime. Dans les années 80, j’ai commencé en faisant des photos « provocantes », en photographiant des personnes handicapées ; dans les années 90, je suis passé à des choses beaucoup plus variées. J’ai toujours voulu photographier les choses et les gens comme je les ressens. Je n’ai jamais voulu me focaliser sur la beauté, mais sur les émotions. Après la série de portraits « Paradise », je n’ai plus ressenti ce besoin d’aller toujours plus loin dans la provocation… Je ne considère donc pas ce que je fais comme de l’art, mais comme de la photo. C’est seulement avec le temps que l’on pourra dire s’il s’agit d’art ou pas. Je fais des photos pour moi-même. Ce garçon-là (il montre le portrait d’un jeune adolescent, Berlin, Porträt 01), c’est « moi ».
La scénographie joue un rôle crucial dans votre façon de travailler et votre chef décorateur, Floris Vos, est une maillon essentiel de votre équipe de production, comment l’avez-vous rencontré ?
Au début des années 90. Il a d’abord été chef décorateur pour le cinéma et, petit à petit, il s’est orienté vers le métier de décorateur. Il est pour moi un véritable alter ego. Avant de le rencontrer, je ne comprenais rien à la couleur verte ! Et il a même fait une exposition de nos décors (« 1:1 Sets for Erwin Olaf and Bekleidung » au Het Nieuwe Instituut de Rotterdam) l’année dernière.
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Combien de photos prenez-vous en une séance ?
Une vingtaine en numérique. Je suis plus rapide aujourd’hui. Le numérique a changé́ ma façon de travailler. Après la séance, il ne me reste qu’à traiter les couleurs et à faire les retouches. Mais j’aimerais faire plus de prises en extérieur à l’avenir…. La ville de Detroit pourrait être ma prochaine toile de fond. J’ai envie de voir si je peux faire quelque chose en rapport avec son passé industriel (d’où notre portfolio sur cette ville, NDLR). J’adorerais aussi photographier Paris sous un angle jamais vu auparavant.
Qu’est ce que vous préférez dans une séance photo ?
Le « clic-clic » de l’appareil. Et aussi voir Floris en train de réarranger les fleurs, etc. Aujourd’hui, la taille de mes décors se rapproche de celle d’un théâtre. Pour « Waiting », mon tout dernier travail, nous avons filmé une longue séquence de 50 minutes en utilisant deux caméras. Quand vous filmez une personne en mode portrait, vous êtes parfois plus près d’elle que vous ne le seriez au lit ! J’aime chercher l’émotion authentique, humaine, dans le monde artificiel que je crée.
Comment décririez-vous vos autoportraits, notamment celui dans lequel vous êtes entièrement couvert de plumes noires ?
J’étais en train d’embrasser mon ami à Amsterdam lorsqu’un homme est arrivé et nous a dit qu’on ne pouvait pas faire ça en public, devant son magasin. J’ai alors créé un évènement Facebook en demandant aux gens de s’embrasser comme nous dans la rue. Nous étions en été, donc les Hollandais sont venus en masse et la police m’a appelé. Un journa iste de la presse à scandale m’a poussé à embrasser une fille et, me sentant offensé, je lui ai craché au visage… Puis j’ai fait cet autoportrait en guise de thérapie. Aujourd’hui, les médias cherchent des stars dans tous les domaines, mais je n’ai jamais cherché à attirer l’attention de cette façon. Je préfèrerais recourir au cinéma pour cela…
Connaissez-vous la valeur de vos photos ?
Quand je vois le prix, cela bloque ma créativité… Je commence toujours par faire une photo pour moi. J’adore rencontrer « mes » collectionneurs lors des salons auxquels je participe, mais si mon activité devait s’arrêter demain, ça ne me poserait pas de problèmes.
Votre oeuvre a-t-elle selon vous un caractère typiquement hollandais ?
J’adore la technique et le savoir-faire qui entrent en jeu dans la fabrication d’une photographie. Je vais d’ailleurs réinstaller ma chambre noire et recommencer à imprimer en noir et blanc… Lorsque j’ai conçu la campagne publicitaire pour la collection automne-hiver 2012 de Bottega Veneta, Tomas Maier m’a incité à créer des décors très dépouillés, pour avoir une approche graphique à l’opposé de l’esthétique ornementale habituellement associée au style hollandais. Et cela a fonctionné : les images illuminaient les vêtements et les sacs portés par le mannequin Aymeline Valade. Cela me fait penser que j’aimerais pouvoir faire des photos publicitaires revêtant une dimension artistique, comme celles de Jean-Paul Goude… À propos de la France, j’ai récemment été invité à un excellent dîner à Paris, où mon voisin de table, un brodeur passionné, m’a raconté son travail avec les maisons de haute couture. Je pense que nous vivons une époque très intéressante pour les métiers artistiques, car les gens manquent de confiance et cela doit nous pousser à réinventer notre travail avec respect.
« Je n’ai jamais voulu me focaliser sur la beauté, mais sur les émotions. »
Quid de la série d’Erwin Olaf pour IDEAT ?
Ce fut un travail complètement différent ! Je n’ai jamais rien fait d’aussi étrange. Je voulais inscrire cette série en France et mon point de départ, c’était Huit Femmes de François Ozon, un film dont je trouve chaque plan magnifique. Dans la série telle qu’elle est aujourd’hui, j’observe beaucoup de créativité à tous les points de vue : coiffure, maquillage, stylisme, décoration… Un véritable workshop pendant deux jours. J’y vois une sorte de joie malgré le fait que cela ressemble à un sombre conte de fée ! Une histoire sans début ni milieu ni fin, et pour- tant les images sont toutes reliées entre elles. J’aime beaucoup la nature morte, la jeune femme en orange avec la lampe rose, la femme en vert, la petite fille dans le couloir… Mais celle que je préfère, c’est l’image de la femme en vert, je trouve qu’il y a tout dedans.