On le décrivait comme irascible et intransigeant. Ses coups de colères contre clients et confrères – qu’il accusait régulièrement d’être devenus des « putes de la publicité » – étaient devenus légendaires. Et pourtant, nul ne contestait le génie, la passion, la curiosité insatiable et la vision d’Enzo Mari, un designer qui, depuis ses débuts dans les années 1950, dénotait en intégrant le bien-être des travailleurs et la responsabilité environnementale dans son travail. Ce dimanche 18 octobre 2020, le maestro est décédé à l’âge de 88 ans à l’hôpital San Raffaele de Milan.
Né en 1932 à Cerano, près de Novara, Enzo Mari devient designer un peu par hasard. Issu d’un foyer pauvre, ses parents l’encouragent à développer sa créativité. Mais quand en 1947, son père tombe gravement malade, Enzo Mari, qui n’a alors que 17 ans, est contraint de quitter le lycée pour subvenir aux besoins de sa famille. Il part alors pour Milan, dans l’espoir d’y décrocher un job. Là, il exerce différents petits boulots (maçon, peintre en devantures, vendeur ambulant de lames de rasoir…). Un jour, il découvre qu’il peut reprendre ses études à l’Académie des Beaux-Arts de Brera sans le bac. Mais en 1952, après à peine un mois de cours, ses professeurs de peinture, sculpture et arts décoratifs lui conseillent de changer de voie. « Je posais trop de questions et je n’étais jamais satisfait des réponses qu’ils m’apportaient », se souvient Enzo Mari, qui s’oriente ensuite vers la psychologie de la perception visuelle avant de se focaliser sur l’architecture et le design.
L’art cinétique comme formation
Dès la fin de ses études en 1957, il se lie d’amitié avec Bruno Munari, qui inscrit lui aussi son travail dans la mouvance de l’art cinétique. Ce dernier lui « sous-traite » des projets et le présente à Bruno Danese, galeriste qui se lance alors dans l’édition d’objets au concept fort. Enzo Mari scénographie l’exposition des premières collections, travaille sur les catalogues, dessine les packagings… Il est aussi l’auteur de pièces iconiques comme le puzzle en bois 16 animali (1957), un rectangle de chêne dans lequel sont découpés 16 animaux différents. Initialement dessiné pour ses propres enfants, Mari décide de le présenter à Danese quand il voit le succès qu’il remporte auprès d’eux. Il deviendra un classique de l’éditeur, et sera même décliné en 1973 dans une version baptisée 16pesci (16 poissons).
A cette époque, Mari travaille aussi comme designer graphique avec son épouse Gabriella dite Iela, qu’il a rencontrée à l’Académie des Beaux-Arts de Brera. Ensemble, ils créent des livres pour enfants comme La pomme et le papillon ou La poule et l’œuf, qui connaissent un certain succès jusqu’en France, où ils sont édités par l’Ecole des loisirs. Dans l’esprit du couple, ces fables écologistes et humanistes doivent contrer l’influence grandissante de la télévision sur la jeunesse…
Enzo Mari édicte la charte du designer
A la fin des sixties, Enzo Mari est devenu un professeur dont l’aura commence à grandir et il édicte un certain nombre de principes qui doivent guider le designer au quotidien. A la question « Qu’est-ce qu’un bon design ? », Mari répond : « Bon signifie durable, accessible, fonctionnel, bien fait, pertinent émotionnellement, résistant, socialement bénéfique, beau, ergonomique et accessible financièrement. » Dans la foulée, il impulse le Groupe Nuova Tendenza pour lequel il organise une exposition à la Biennale de Zagreb en 1965, qui met en pratique ces préceptes.
Cela ne l’empêche pas de travailler avec la crème des éditeurs italiens auxquels il livre des meubles et objets qui feront date comme la Box Chair (Anonima Castelli, 1971-76), livrée à plat, et montable par l’utilisateur. Ou la Sof Sof Chair (Driade, 1972), une structure de métal dans laquelle s’enchassent des coussins. Pour Zanotta, il livre la chaise Tonietta, relecture de la chaise Thonet. Il conçoit aussi un système d’éclairage (Aggregate) pour Artemide, un presse-agrumes (Titanic) pour Alessi et des cocottes pour Le Creuset, toujours très recherchées des chineurs. Olivetti, Ideal Standard ou Flou comptent aussi parmi ses clients… En 1972, Mari participe à l’exposition fondatrice « New Domestic Landscape » au MoMA de New York qui consacre l’importance du design italien avec des créateurs comme Ettore Sottsass ou Vico Magistretti. Il y présente les vases Pago Pago (Danese) que l’utilisateur peut utiliser de différentes façons, toujours dans cette logique de faire du client final un acteur du design.
Le design pour tous
Tout au long de sa carrière, Enzo Mari n’aura de cesse de contester le dévoiement des grands principes du design par les éditeurs. En 1974, il fait scandale avec une exposition dans une galerie milanaise baptisée « Proposta per autoprogettazione ». Communiste auto-proclamé (même s’il n’a jamais adhéré au parti communiste italien), Mari se propose en effet de rétablir un lien direct entre production et utilisation de meuble en fournissant gratuitement les plans d’une collection de mobilier que tout un chacun peut réaliser chez soi en utilisant des matériaux standards donc bon marché et un minimum d’outillage (marteau, scie, clous et colle). Son idée est que les consommateurs se réapproprient la production de leur mobilier, « confisquée » par les fabricants. Conformément aux préceptes de l’art cinétique qui l’ont profondément marqué, l’utilisateur d’un meuble n’est plus un consommateur passif, mais prend une part active à sa réalisation. Dans son esprit, une personne qui a fabriqué son propre mobilier, en prendra plus soin, ce qui lui étendra d’autant sa durée de vie…
Véritable acte politique, Autoprogettazione dénonce les entreprises qui ont transformé le designer en simple interprète des tendances du moment. Enzo Mari veut supprimer les éditeurs de mobilier : autant dire que l’exposition fait scandale à Milan ! Des années plus tard, Enzo Mari confie à Artek le soin de fabriquer sa chaise issue du projet, mais l’éditeur finlandais jette vite l’éponge, sans doute après un nouveau coup de gueule du designer italien…
Un serment d’Hippocrate du designer
Reconnu comme un des plus grands théoriciens du design, Mari a enseigné le design mais aussi l’histoire de l’art dans de nombreuses établissements comme le Politecnico de Milan ou l’Université de Parme, à laquelle il a légué 8 500 croquis et dessins originaux. Quant à son livre Funzione della ricerca estetica (Fonction de la recherche esthétique), il est reconnu comme un ouvrage central dans la pensée du design. Mari est aussi l’initiateur en 1999 du Manifeste de Barcelone, qui plaide pour un serpent d’Hippocrate du designer.
Malgré ses cinq Compasso d’oro, la récompense suprême du design italien (1967, 1979, 1989, 2001 et 2011), Enzo Mari a longtemps fait figure d’hurluberlu. Le monde du design a redécouvert son travail au début des années 2000 quand l’urgence écologique et le courant DIY (do-it-yourself) ont démontré toute la pertinence et la vision du designer. De même il fut un des premiers à inciter les designers à travailler en collectif, un mode de fonctionnement désormais bien installé. Il avait fermé son studio en 2013.
Ironie de l’histoire, Mari est décédé le lendemain de l’inauguration de l’expo qui lui rend hommage à la Triennale de Milan. Pensé par les curateurs Hans Ulrich Obrist et Francesca Giacomelli, cet accrochage se penche sur les soixante ans d’activité d’un homme qui incarnait « la conscience du design », le gardien de sa déontologie…
> Exposition Enzo Mari jusqu’au 28 avril 2021 à la Triennale de Milan.