Malgré leurs personnalités différentes et 8 ans d’écart, on pouvait avoir l’impression de voir de faux jumeaux. « Yin et Yang » dit un jour Fernando Campana. Des gens les confondaient, eux en souriaient alors que ce genre de méprise peut être irritant pour des créateurs. Sans prétendre entrer dans leur psyché, les écouter fait pressentir une entente ancienne.
Cultiver l’imaginaire
En 1961, Humberto Campana, l’aîné, a 8 ans et accueille la naissance de son frère comme un cadeau. Il lui choisit même son prénom, Fernando, porté par un de ses amis. Humberto fabrique des arcs et des flèches pour son jeune frère qui rêve d’être Indien. Dans la rurale Brotas où ils grandissent, il suffit de découper un bout de cactus Mandacaru dont est fait la clôture de leur maison pour avoir dans la main une sorte d’étoile.
La forêt toute proche donne à Humberto et Fernando Campana une idée aussi concrète que chamarrée de ce que peut-être la faune et la flore…tropicale. Pour les deux frères, la vie à la campagne c’est aussi l’ennui, trompé par la fabrication de leurs propres jouets, beaucoup de lectures et puis le cinéma Sao José de la ville. Leur père les y emmène de bonne heure, sans filtrer le programme des films qui vont nourrir leur cinéphilie. Il leur arrive même d’assister à plusieurs séances du même film. Des tribulations des acteurs italiens Giuliano Gemma ou Claudia Cardinale jusqu’aux films de Jean-Luc Godard, ils absorbent de bonne heure la rumeur du monde. Ils ne vont jamais cesser de le faire. Déjà à l’époque, ils font revivre derrière chez eux les films, en s’appuyant sur des éléments de décors recréés par eux. Ils inventent déjà, ensemble, des mondes à eux et inspirés de leurs observations constantes.
Le Brésil comme port d’attache
En 2012, rencontrés à Paris où ils viennent d’être nommés Créateurs de l’Année par le salon Maison & Objet, la conversation démarre spontanément, avant même la première question, sur les grands classiques du cinéma brésilien. Leur intérêt est tel que l’attachée de presse est persuadée que cette conversation animée a lieu entre gens qui se connaissent déjà.
Si Humberto et Fernando Campana sont diserts, en portugais, en anglais ou en français, ils n’ont parfois pas besoin de se parler pour se comprendre entre eux. Ils sont connectés l’un à l’autre, ce qui est un précieux atout quand ils partent en quête d’inspiration pour se nourrir visuellement. Objets, lieux, ambiances, paysages ou personnages, tout y passe.
Fernando Campana analyse cela comme un « collage », une banque d’images et de données que les deux frères enrichissent sans cesse dans leurs têtes. Ils la transforment ensuite en objets, canapé édité par Edra ou création en édition limitée, projet d’architecture intérieure, lustre atypique pour Lasvit ou chaussures pour Melissa. Fernando Campana parle même du « transfert d’un rêve vers un objet », là où Humberto voit la « recréation d’un autre ADN ».
Certes, tous les designers notent des choses vues au quotidien ou en voyage. Mais les Campana, eux, organisent quasiment des raids. Ils parcourent toutes sortes d’endroits, de la réalité profuse de Sao Paulo à d’autres villes et campagnes dans le monde entier. Leur mentor, Massimo Morozzi, directeur artistique du label de design italien Edra, les ayant édités manu militari à un moment de doute dans leur parcours, leur avait d’ailleurs déconseillé de ne jamais déménager, même pas à Milan.
Pour avoir fait de ces voyages inspirants avec eux, au mépris de son aversion pour les moustiques et les connaissant bien, Massimo Morozzi trouvait fondamental qu’ils ne se coupent jamais de leurs racines brésiliennes. Le Estudio Campana est d’ailleurs fascinant pour cela. La matière ou les objets collectés s’y entreposent, aussi bien à transformer que pour inspirer. Un journaliste français qui s’étonnait de devoir s’engager au préalable à ne pas faire de photos avec son téléphone lors de la visite du studio s’est vite rendu compte pourquoi, quand il a réalisé que le studio était au cœur de leur système.
Les frères Campana ne vivent pas pour autant dans une bulle de créateurs. Leur double attention ne retient pas que le versant esthétique de la réalité autour d’eux. En interview, il est possible de les interroger sur le Brésil après une élection sans qu’ils ne bottent en touche.
Un lien profond avec la nature
Brésiliens d’origine italienne, les deux frères parlent volontiers des autres communautés que la leur et des enjeux notamment environnementaux qui y sont liés. Ils sont des ambassadeurs de la création brésilienne d’autant plus intéressants qu’ils ne diffusent pas de leur pays une image arc-en-ciel lissée.
Dans l’observatoire en pleine forêt qu’Humberto Campana a demandé à un artisan de construire sans couper d’arbres, les frères ne faisaient pas qu’observer la nature. En effet, sur les trente hectares de terre de la ferme et de la plantation de café où leur famille s’est installée trois générations auparavant, les frères Campana ont planté près de 16000 arbres sur 30 hectares, en l’espace de vingt ans. C’est la terre des oiseaux, des fourmiliers, des singes, des daims et des chiens sauvages. Et il n’a jamais été question d’en faire une destination arty green où l’on se bouscule. Les enjeux environnementaux leur suggèrent plutôt d’agir en pensant à la faune et à la flore mais sans négliger ce qu’il est possible de faire pour et avec les gens autour d’eux.
En son temps, l’iconique chaise Favela (Edra) conçue avec des morceaux de bois découpés, collés puis cloutés, était assemblée et réalisée dans un atelier brésilien qui employait les mêmes personnes défavorisées pour leur procurer un salaire régulier. Quand Lacoste leur a demandé des polos extraordinaires, la coopérative de femmes Coopa Roca en a cousu un exemplaire digne d’une dentelle de la haute couture, entièrement composé de l’iconique emblème du crocodile en tissu.
Aujourd’hui, dans les ateliers organisés par l’Instituto Campana qu’ils ont fondé, la mission est de promouvoir la transformation sociale par le design en organisant par exemple des ateliers qui sensibilisent les gens à leur capacité en matière de travail manuel et de création.
L’influence de Fernando Campana
Si Humberto a abandonné une carrière juridique pour commencer par fabriquer des cadres en coquillage et des paniers en bambou, Fernando Campana a passé trois ans à étudier l’architecture à l’École des Beaux-Arts de Sao Paulo. Ils sont des autodidactes qui ont fini par faire école.
Après eux, il est certainement devenu plus évident pour d’autres designers de s’intéresser à toute sortes de techniques et de savoir-faire locaux pour librement s’en inspirer ou y faire appel. Aujourd’hui, tous ceux qui apprécient le travail de Humberto et Fernando Campana sont tristes, témoignant de leur affliction autant à titre personnel que sur le plan du design. En même temps, la puissante expressivité de créations comme les sofas Barroco Rococo ne sont un baume sur aucune peine, mais rappelle le niveau d’accomplissement atteint par le créateur disparu. Puisse cette énergie être toujours inspirante, peut-être même au-delà du design.