Depuis cet été, le débat public s’enflamme sur la question des lieux regroupés sous l’étiquette « no kids », à savoir ces hôtels, restaurants et cafés qui, sous couvert de préserver une certaine quiétude, sont prêts à ostraciser un peu plus de 15 millions de Français-es mineur-es. De l’autre côté du spectre, Sarah El Haïry, haute-commissaire à l’Enfance, a annoncé le 11 juin dernier le lancement du label « Le choix des familles » et de la mise en place dès le 5 juillet 2025 d’une plateforme de recommandation d’adresses « kids friendly ». Dans la foulée, on a vu sortir de terre dans le 20e arrondissement, à Paris, les premiers bancs publics à hauteur d’enfants. Cette préoccupation commune du bien-être de nos rejetons est matérialisée par un espace en particulier : l’aire de jeux en plein air. L’annuaire PlayGuide en recense 38136 dans toute la France. Paris en compte même 557 contre 531 espaces verts. Bien qu’on lui prête peu d’intérêt lorsque l’on n’est pas affublé d’une paire de mioches hyperactifs, le playground concentre pourtant pas mal d’enjeux culturels, sociaux et architecturaux, faisant preuve d’innovations en matières de design.
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Terrain de jeux des designers
Pas facile de les dénicher, les designers qui se sont intéressés à l’aire de jeux en plein air. Certains, comme Matali Crasset et Jaime Hayon, y ont juste passé une tête (l’une avec son installation pérenne Stries & Compagnie, place de la Nation à Paris, l’autre avec son installation éphémère Tiovivo à Atlanta). D’autres en ont fait leur spécialité, comme l’artiste australien Mike Hewson (Rocks on Wheels à Melbourne), le studio danois Monstrum (Lighthouse à Copenhague) ou encore l’agence chinoise 100Architects (Pixeland à Mianyang) et le studio néerlandais Carve (Marmara Forum Cloud Playground à Istanbul)

Des têtes chercheuses que l’on retrouve pour la plupart dans le bel ouvrage The Art of Play d’Emmy Watts paru fin 2024 aux éditions Hoxton Mini Press, qui répertorient les aires de jeux les plus inventives à travers le monde. Leur point commun ? S’inscrire dans la droite lignée de l’architecte néerlandais Aldo van Eyck et du designer américano-japonais Isamu Noguchi, pionniers de l’architecture de l’enfance qui, dans les années 1930 1950, ont poussé l’argument favorable selon lequel les formes abstraites favoriseraient l’imagination des plus jeunes.
C’est aussi la ligne directive que s’est fixé Playgones. Créée en 1975, cette société française spécialisée dans l’aménagement d’espaces ludiques et sportifs a été reprise en 2006 par Nicolas Lovera. « Nous ne sommes pas des vendeurs de cabanes, nous faisons de la petite architecture, précise-t-il. L’avantage du design conceptuel, c’est qu’il permet de sortir des structures thématisées et donc d’un narratif préfabriqué et genré [comme les châteaux forts et bateaux de pirates, Ndlr]. » Ce type de design plus fantaisiste permet ainsi d’imaginer des aires de jeux plus inclusives, composées par exemple de panneaux sensoriels, de balançoires nid d’oiseaux, d’instruments de musique et autres trampolines à destination des enfants en situation de handicap et à mobilité réduite.
Faites vos jeux
Le saviez-vous ? À la fin du XIXe siècle aux Etats-Unis, les terrains de jeux avaient un objectif clairement plus éducatif que récréatif, visant à développer les capacités physiques des enfants pour qu’ils deviennent de vaillants travailleurs plus tard. Il a également été utilisé comme espace de surveillance et de regroupement, en conséquence à l’industrialisation massive et au tout-motorisé.








Impossible dans ce cas de figure, de ne pas penser aux « corps disciplinés » (soit des corps façonnés pour être productifs et performants) théorisés par le philosophe Michel Foucault et toute sa réflexion sur le panoptique dans Surveiller et punir. Pour Nicolas Lovera, il faut renverser la donne et inviter les enfants à réinvestir la ville et les sortir des espaces clos : « On utilise le principe du design actif pour créer de l’interaction avec l’existant. Cela permet d’enjoliver l’espace public tout en créant de nouveaux usages dans la ville. » Un objectif affiché notamment par le studio de design Boloz, qui imagine des bancs aux pieds inclinés faisant office de toboggans ou encore des installations murales pour y grimper ou créer des ombres poétiques…
La sécurité avant tout
Si l’aire de jeux est depuis toujours pétrie de théories sur la petite enfance, immortalisées notamment par le biologiste allemand Ernst Haeckel et la médecin et pédagogue italienne Maria Montessori, elle cristallise également toutes les craintes parentales et dérives sécuritaires de nos sociétés modernes. « On voit tout de même une nette différence entre les pays d’Europe du Nord et la France, note Nicolas Lovera. Là-bas, on n’a pas peur d’apprendre par le risque. En France c’est la défiance vis-à-vis de l’enfant, eux la confiance. »




Si ces pays ont clairement un train d’avance, le directeur de Playgones concède toutefois un changement de mentalité : « Les aires de jeux sont de plus en plus incluses dans les cahiers des charges des collectivités locales, notamment lorsqu’il s’agit de projets d’écoquartiers. Nous ne sommes plus en bout de chaîne : nous travaillons dorénavant main dans la main avec les architectes. Cela montre une volonté de faire de l’aire de jeux en plein air un marqueur territorial. »
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