La toute première fois que le mot Memphis est apparu, c’est sur un carnet de croquis de Michele De Lucchi, accompagné d’une date : 11 décembre 1980. Ce soir-là, un groupe de jeunes designers et architectes envahit le séjour de l’appartement d’Ettore Sottsass, 63 ans, et de sa compagne Barbara Radice, via Galdino à Milan. Ce que Sottsass a en tête, c’est ni plus ni moins que de créer de toutes pièces un nouveau « Style international » débarrassé des préceptes du modernisme, du fonctionnalisme, du « Less is more »… Bref, de toutes ces règles qui ont progressivement bridé la créativité des designers. « Je ne vois pas comment quelqu’un aurait pu se soustraire à son charme et à son enthousiasme », se souvient De Lucchi dans le catalogue de l’exposition consacrée à Memphis par le madd de Bordeaux l’an dernier.*
« Il n’y a pas de style Memphis. Memphis, c’est une attitude » George Sowden
Dans le minuscule séjour de Sottsass et Radice, sont rassemblés Aldo Cibic, Matteo Thun, Marco Zanini, Martine Bedin et Michele de Lucchi. Des designers qu’il considère comme assez ouverts d’esprit pour épouser son projet radical et rapides, car il veut sortir sa première collection dès le prochain salon du meuble, qui se tiendra en septembre 1981. Sur la chaîne hi-fi, un titre revient en boucle : Stuck Inside of Mobile with the Memphis Blues Again de Bob Dylan (1966). La joyeuse assemblée de choisir comme nom de baptême ce mot ahané par Dylan à la fin de chaque couplet : Memphis. Un mot qui renvoie à la fois à la capitale de la country music, la ville où sont nés Elvis Presley et Aretha Franklin et à la capitale mythique des pharaons. Idéal, le nom évoque l’historique et le contemporain, la haute et la pop culture…
D’un point de vue formel, Sottsass veut inscrire Memphis à la fois dans la déconstruction l’esprit punk, la tradition des arts décoratifs et le Pop Art. Il veut jouer des paradoxes entre pauvre et précieux, faux et authentique, élégant et kitsch… Il a beaucoup voyagé. Imprégné de nombreuses cultures, notamment japonaise, indienne et américaine, il compte bien les inclure dans un mobilier aussi pertinent à Tokyo que Paris ou Los Angeles. C’est pourquoi il convie à l’aventure Memphis des créateurs de différents horizons : un citoyen britannique (George Sowden), un Autrichien (Hans Hollein), deux Françaises (Martine Bedin et Nathalie Du Pasquier), un Japonais (Arata Isozaki) et même un studio américain (Arquitectonica).
« Remettre l’industrie au service du design » Ettore Sottsass
En créant Memphis de A à Z, Sottsass souhaite également tirer les leçons d’Alchimia, un autre mouvement prônant un design radical, lancé en 1976 par Alessandro Guerriero et Alessandro Mendini, auquel il a participé avec De Lucchi. Lassé par l’aspect confidentiel de la production, le designer souhaite d’emblée trouver des partenaires industriels capables de donner vie à ces meubles complètement nouveaux en série. C’est pourquoi un ébéniste, Renzo Brugola, participe à cette soirée fondatrice. Par la suite, Sottsass convainc Abet, un spécialiste des surfaces laminées avec lequel il travaille déjà, de s’occuper des panneaux ornés des fameux motifs Memphis. Mais c’est surtout Ernesto Gismondi qui va jouer le rôle de producteur. Lui qui a créé le fabricant de luminaires Artemide va mettre en branle tout son réseau, industriel et commercial.
Grisés par cette soirée fondatrice, la cohorte de jeunes talents va se mettre au travail. Chacun dans son coin, ils dessinent la journée puis se réunissent le soir pour choisir les projets qui seront fabriqués et les évolutions à y apporter. Peu à peu émerge ce qui deviendra la première collection Memphis, soit 55 objets (du mobilier, des lampes, des céramiques…) qui jouent avec les codes du kitsch et l’assemblage de motifs et matériaux a priori incompatibles. La révolution Memphis est en marche…
> Catalogue de l’exposition « Memphis Plastic Field» au madd de Bordeaux, éditions Norma, 39 €.
> Les pièces Memphis Milano sont distribuées à Paris par MY Design. 75, quai de la Gare, 75013 Paris.