« J’ai toujours eu une idée précise de ce que je pensais et je n’ai jamais fait de lèche », affirme Bodil Kjær, architecte que les design addicts découvrent en précurseur de leur discipline favorite. Elle-même remarque : « Je n’ai plus vraiment de bureau depuis la fin des années 80 et voilà que je recommence. » Aujourd’hui, Bodil Kjær vit au Danemark, à Aarhus, sur la côte est du Jutland, où elle est née en 1932, à Hatting exactement, une commune de 1 800 habitants.
À contre-courant
Grandir dans une ferme ancestrale lui a tôt fait aimer le beau et l’utile. La dame considère d’ailleurs ses créations comme des éléments architecturaux. En 1950, à 18 ans, elle part étudier un an en Angleterre. Elle en revient avec un certificat de littérature de l’université de Cambridge. En 1951, elle s’inscrit à l’école technique de Frederiksberg, à Copenhague, et à l’Académie royale danoise des beaux-arts, où elle est formée par le maître moderniste Finn Juhl, que tous les étudiants imitent. Sauf elle : « Je n’ai jamais eu envie de suivre les traces de la meute des designers danois », lâche-t-elle.
Fan des Eames, Bodil Kjær file aux États-Unis. Elle travaille d’abord chez le designer Paul McCobb avant de se consacrer, à Boston, à l’architecture intérieure des bureaux de grandes sociétés. En 1955, à 23 ans, Bodil Kjær amorce le développement de ses « éléments d’architecture » : des sièges, des tables basses, un lit de repos, des luminaires, des accessoires de table et un bureau. En 1960, elle fonde son studio. Cinq ans plus tard, boursière, elle part pour Londres s’inscrire à l’Architectural Association et au Royal College of Art.
Elle concevra notamment des maisons rafraîchies grâce à l’énergie solaire, à bâtir en Afrique. De 1967 à 1969, elle collabore avec l’illustre ingénieur anglais Ove Arup, qui travailla entre autres sur l’opéra de Sydney. Si elle retourne bien au Danemark, en 1979, pour enseigner et plancher sur le développement urbain de la ville d’Aarhus, on la retrouve, de 1982 à 1989, de l’autre côté de l’Atlantique, dans le Maryland, où elle donne des cours.
Le Nouveau Monde
Sa première commande américaine fut pour le bureau du doyen de l’école d’architecture de l’université de Yale, le célèbre architecte brutaliste Paul Rudolph. On fera appel à elle aussi pour le bureau de Josep Lluís Sert, doyen de la Harvard Graduate School of Design. Séduit, Marcel Breuer installe vingt-huit de ses sièges dans l’un de ses buildings new-yorkais. Harvard ou le Massachusetts Institute of Technology (MIT) recourront également à son travail. Bodil Kjær se souvient : « Je me suis souvent heurtée au problème de trouver des meubles qui exprimeraient à la fois les concepts sur lesquels ces bâtiments reposaient et les idées du management contemporain. »
Sa table de travail de 1959 est devenue culte, éditée aujourd’hui par le danois Karakter. Surélevée sur de minces pieds en acier, elle semble flotter. Son prototype, en bois de frêne avec une base chromée mate, était en fait destiné au MIT. Cette table apparaîtra dans les décors de trois épisodes de James Bond, dans les débats télévisés de la BBC et jusque dans le bureau du mari de la reine d’Angleterre, au château de Sandringham ! Dans les années 60, ce mobilier a été fabriqué par E. Pedersen & Søn, à Rødovre, au Danemark, mais aussi à Boston. Toutes ces productions ont été arrêtées en 1974. Certains meubles ont été réédités entre 2007 et 2009, par Hothouse Design, à Shanghai.
Son mobilier outdoor de 1961, édité par Carl Hansen & Søn, voulait aussi faire dialoguer design et architecture. « Tout commence par un problème à résoudre », assure Bodil Kjær. Après son retour en force au Salon de Milan 2018, elle est sollicitée par sept éditeurs. Patricia Urquiola, directrice artistique de Cassina, ne pouvait avoir que de l’empathie pour cette architecte, femme indépendante peu douée pour les compromis. Résultat : la chaise High Back, de 1955, pensée pour la détente après le travail, a été rééditée. Le deuxième produit est une table roulante. Enfin, trois tables gigognes permettent de s’adapter au besoin du moment. Bodil Kjær vit dorénavant au milieu de ses archives où s’empilent les « éléments d’architecture » de son parcours. Elle-même conclut : « J’ai eu une vie, pas une carrière. »
> Bodil Kjær. Site Internet.