«Je crois aux appels des lieux. » C’est ainsi que Bettina Rheims commence quand on lui demande quelle est l’histoire de cet endroit magique qu’est son studio. Car un lieu comme celui-ci a forcément une histoire. En plein cœur du Marais et dissimulé au fond d’une cour, c’est un labyrinthe de pièces qui s’enchâssent, liées entre elles par de petits escaliers, sur plusieurs étages. En passant la porte bleue munie d’une poignée en bronze sculptée – dernier vestige de l’ancienne propriétaire –, on ne soupçonne pas une seconde que l’on va atterrir dans un espace aussi vaste, qui plus est organisé autour d’un jardin japonais, puits de lumière éclairant à la fois le grand bureau de l’artiste et la pièce dédiée aux prises de vue, le « studio » à proprement parler.
C’est en 1988 que Bettina investit les lieux. À l’époque, son labo est déjà rue du Roi-de-Sicile. Elle a vécu rue de Turenne par le passé puis emménagé avec Serge Bramly à Saint-Augustin, un quartier qu’elle trouvait un peu triste. Lors de leur séparation, en 1987, c’est dans le Marais que Bettina souhaite retourner habiter, avec leur fils Virgile, âgé de 8 ans. Bettina a alors beaucoup travaillé pour la publicité et a enfin les moyens d’acheter un lieu à la mesure de son ambition : vivre et travailler dans un même endroit. Un agent immobilier finit par la joindre en lui disant qu’il a peut-être trouvé quelque chose pour elle. Un lieu longtemps convoité et enfin disponible. Première visite. La porte est fermée par des scellés depuis six ans. Tout est resté en l’état, figé dans le temps : les journaux du jour, la serviette dans la salle de bains, toutes sortes de détails attestant du retour imminent de la propriétaire. Mais les plantes du jardin ont envahi les murs, les poissons du petit bassin sont à l’état de squelettes, les toiles d’araignées et la poussière ont accompli leur travail minutieux.
Étrange histoire que celle de la sculptrice Alicia Penalba, née à Buenos Aires de parents espagnols et établie en France depuis 1948. Ses œuvres, non figuratives, qui participent au renouveau de la sculpture au début des années 50, figurent dans un grand nombre de musées et de parcs dans le monde entier. Le 4 novembre 1982, sa voiture est fauchée par un train. L’adresse du Marais reste close bien que briguée par ceux qui la connaissaient, comme Andrée Putman et Azzedine Alaïa. Bettina sait d’emblée qu’elle va pouvoir s’approprier ce lieu déjà plein d’histoire(s), lieu d’une femme artiste, comme elle, et dont quelques blocs de pierre jonchent encore le sol de l’atelier, lequel deviendra le studio photo. Elle entreprend des travaux et, au fur et à mesure des années, elle parvient à acheter des pièces supplémentaires à l’étage, pour transformer cet appartement en véritable maison. Serge Bramly, installé dans le Xe arrondissement, investira un appartement dans la même cour, au dernier étage, pour en faire son bureau, leur complicité personnelle et professionnelle se satisfaisant très bien de cette proximité respectueuse.
Au départ, Bettina vit au premier étage ; le rez-de-chaussée est dévolu au travail. Beaucoup de fêtes, de vernissages, des amis de passage font bruisser les murs. Mais bientôt, Bettina rencontre l’homme de sa vie, et vie professionnelle et vie privée vont vite se révéler inconciliables. « On vivait au milieu de restes de shootings, les vêtements des séries de mode occupaient les placards, le téléphone sonnait à toute heure vu que je travaillais beaucoup avec les États-Unis… Ça devenait impossible. » Le couple déménage derrière les Invalides et la maison devient alors vraiment « le studio ». Assise à sa table, dos à la bibliothèque, la photographe regarde le jardin. Lorsqu’on s’installe face à elle sur l’une des chaises en bois qu’on ose à peine déplacer tant elles ressemblent à des pièces de musée échappées du Quai Branly, le regard est inévitablement attiré par le mur entièrement recouvert de livres. Un espace faussement encombré et en réalité très organisé, ponctué de petites photos, de cartes aux messages personnels, de statuettes, de cartons de vernissages… Une vie de travail, une vie de souvenirs, et la trace des amis, certains disparus. On pense soudain à la somme que représente l’ouvrage sorti chez Taschen et dont les dernières pages ressemblent un peu à cette bibliothèque. Une compilation de souvenirs, le off en quelque sorte des séries, des voyages, des rencontres… « Tout ce livre, ça va m’enlever un poids ; mon histoire, mon parcours. Mais pour faire quoi, je ne sais pas encore… » confie Bettina.
Même le mobilier témoigne de la vie passée car tout vient des voyages, de l’Océanie qu’elle adore, de Bali ou de Majorque, où elle a vécu. Sa collection personnelle de photos d’artistes recouvre les couloirs, et les toilettes sont littéralement tapissées des unes de magazines qu’elle a signées, où l’on s’amuse à reconnaître Vanessa Paradis sortie de l’adolescence, Sophie Marceau s’affranchissant du costume de Vic dans La Boum, Juliette Binoche, Johnny Hallyday, Caroline de Monaco, Catherine Deneuve, Madonna, les plus grandes top models des années 90, les stars du cinéma américain… Une sorte de trombinoscope géant qui donne le vertige, tant à cause du saut dans le temps qu’il provoque (nous ramenant instantanément à nos propres souvenirs !) que par l’accumulation de noms prestigieux. Bettina s’amuse de notre étonnement précisant que n’est exposée, ici, pas même « la moitié de la moitié » de tout ce qu’elle a fait… En repartant, on tire une dernière fois, saisi d’une émotion neuve, la poignée mordorée de la porte bleue. Elle qui fut touchée par tant de personnes toutes ces années, on se dit qu’elle aurait bien des choses à raconter encore si elle pouvait parler.