En fait de « résilience », les expositions de cette Bangkok design week ont mis en relation savoir-faire anciens et pratiques contemporaines. Protéger et entretenir l’artisanat thaï, ce n’est pas seulement éviter que l’histoire disparaisse, c’est faire vivre la richesse d’un héritage culturel. C’est parler d’économie créative et contribuer à son développement. En France, les savoir-faire perdurent grâce au soutien des maisons de luxe et d’un certain nombre d’institutions. La Thaïlande, elle, ne peut compter que sur un programme de l’Unesco qui défend « une vision globale du rôle socioculturel et économique de l’artisanat dans la société ». Bangkok et Sukhothai ont d’ailleurs rejoint l’an dernier Phuket (gastronomie) et Chiang Mai (artisanat) parmi les « villes créatives » reconnues par l’Unesco et considérées comme laboratoires d’idées liées au développement durable. Mobilier en osier et en rotin, travail du cuivre et du bronze, produits niellés (en or ou en argent), laque, céramique, soierie, peinture, instruments de musique, sculpture… Tous ces objets sont issus de savoir-faire qu’il faut maintenir vivaces car ils sont aussi les garants de la protection des populations qui les pratiquent et de leur environnement. Mais pour cela, cet artisanat lié jusque-là à la seule iconographie religieuse doit se renouveler.
Plus qu’une exposition, « D17/20 » est le résultat d’un travail d’incubation créative entre l’Asie et l’Occident. Lancé en 2017 par l’Ambassade de France en Thaïlande, en partenariat avec l’Institut français à Paris, Hanoï (Vietnam) et Bandung (Indonésie), ce projet vise à renforcer la filière design en Asie du Sud-Est. Le principe est celui du workshop associant 43 designers travaillant en binôme (un Français-un local) à 18 fabriques. Au final, plus de 100 objets ont été présentés à Bangkok, prêts à la production. Aborder le travail des matériaux, s’interroger sur la pertinence d’un usage, sur sa transformation… Les designers (Guillaume Delvigne, Pierre Charrié…) ont forgé un langage commun tout en sobriété. Sous l’impulsion de la commissaire générale Céline Savoye, ces workshops se sont déroulés sur trois ans. Sarngsan Na Soontorn, ancien élève de l’Ensci qui y enseigne à présent, en a pris la direction après le départ de Céline Savoye.
« Etant donné que j’étais en contact avec des étudiants et des designers français, que j’avais participé au premier des workshops et que je conserve un lien avec la Thaïlande en travaillant notamment comme directeur artistique de la fabrique de céramique Prempracha, j’ai trouvé intéressant d’encourager les étudiants à voir comment ça se passe ailleurs. » Qu’il s’agisse du travail du bambou, de l’indigo, du bois tourné ou de la fonte, « l’objet artisanal est par nature une affaire de transmission, c’est le ciment de la cellule familiale ». Un exemple ? « Violette Vigneron, dont j’avais suivi le diplôme, a travaillé avec la fonderie Charoen, spécialisée dans la fabrication de statues de Bouddha en bronze. Comment élargir le champ d’application d’une telle fabrique ? »
Ces travaux à quatre mains permettent de mieux comprendre cet équilibre, d’envisager des applications où le commerce ne dénature pas l’identité de l’artisanat. La petite-fille de la fondatrice de la société Prempracha, spécialiste de céramique, qui jusqu’alors travaillait en sous-traitance à un rythme effréné, a pu ainsi constater la valeur ajoutée que constituait des collaborations avec des designers pour créer une marque et affirmer sa propre identité. L’expérience s’est concrétisée par des projets viables, où le design est abordé comme un moyen de revaloriser l’artisanat local sans dénaturer l’écosystème mais, au contraire, en le redynamisant.
« Why do we need another chair »
De son côté, l’exposition organisée par Thinkk Together montrait comment ce studio de design né en 2007 concilie Orient et Occident, artisanat et industrie… « Pourquoi avons-nous besoin d’une autre chaise ? », interroge-t-il. Bambou, ciment, vannerie, fer forgé, bois contreplaqué, bois brûlé mais aussi carton, plastique imprimé 3D… THINKK Together s’est associé à divers acteurs qui ont apporté leur propre réponse à travers 21 chaises. Certains modèles, comme le modèle Stamping, résument bien les enjeux d’une telle exposition . « L’industrie du poinçonnage des métaux en Thaïlande traverse une période difficile. Le coût de la main-d’œuvre et la rigidité de la production alimentent une guerre des prix féroce. Cette chaise réinvente l’estampage du métal populaire dans les années 80 avec une technique qui renforce les surfaces. Nous espérons que les pièces de cette exposition feront progresser l’industrie du design et qu’elles serviront d’exemples. »
A Bangkok, la compétence humaine au cœur du processus créatif
Le succès de l’éditeur de mobilier thaï Yothaka s’appuie sur la mise en valeur exemplaire des matières premières. Un esprit qui explique l’exposition-hommage à son créateur, Suwan Kongkhunthian, qui a fait du design un bien culturel national. L’exposition conçue par le jeune collectif Issaraphap commence à l’époque où la jacinthe d’eau s’est révélée un matériau idéal pour la fabrication de meubles. Plante aquatique asphyxiant les rivières au point de menacer l’écosystème, elle devient, une fois transformée, un matériau précieux pour la vannerie qui permit à l’artisanat local de se développer.
A son apogée, Yothaka développa l’usage d’autres matériaux et l’exposition présente ces changements apportés à son répertoire initial. Cette capacité d’adaptation a finalement permis d’installer l’identité du labem. Kongkhunthian a construit sa marque à partir de savoir-faire locaux mais l’a développée pour devenir semi-industrielle et dotée d’une esthétique séduisante au-delà des frontières asiatiques. L’exposition se termine par une chaise à l’esthétique orientale, qui semble très ancienne. En réalité, elle a été fabriquée par Kongkhunthian (âgé de 70 ans aujourd’hui) et date de 1975, sa dernière année à l’université. Elle témoigne des racines à partir desquelles Yothaka s’est construit et a évolué, sans jamais les oublier.