Une révolution silencieuse
«Le principe de l’art est de poser des questions, pas d’y répondre », nous a dit, un jour, Christian Boltanski. Mais est-il possible de poser toutes les questions dans l’espace semi-public d’un hôtel ? L’architecte d’intérieur Quentin Dante, de Studio Q, a tenté l’expérience à ses dépens : « L’établissement The Empire Brunei nous a fait retirer une œuvre car elle comportait deux lignes perpendiculaires qui se croisaient », nous a-t-il confié, amusé par l’apparente absurdité de son commentaire, une référence visuelle involontaire à la croix chrétienne, jugée inacceptable dans ce pays où l’islam est la religion officielle.
À l’Hôtel Amour, à Paris, un Mickey Mouse tout en virilité, visiblement heureux d’accueillir les clients, trône à la réception. Où se situe la limite de l’acceptable et qui en est le gardien ? « Le but n’est pas de choquer qui que ce soit », insiste Tristan Auer, architecte d’intérieur du Crillon et de l’hôtel Sinner, inauguré l’année dernière dans le Marais, à Paris. « On peut jouer avec les codes à partir du moment où l’on connaît ses clients et, donc, ses limites, prévient-il, avant de poursuivre. Le Sinner est construit sur l’idée de la subversion de notre éducation judéo-chrétienne, et les œuvres participent à ce discours décalé, voire irrévérencieux. Les gens y vont en connaissance de cause. » Prêcher les convertis?
L’art peut aussi retrouver sa place d’agitateur, à travers un discours contestataire, sans perturber la clientèle : « C’est une question de subtilité, affirme Alex Toledano, fondateur de l’agence de conseil en œuvres d’art Visto Images. Faire passer un message ne nécessite pas forcément d’être agressif. » Pour preuve, les œuvres féministes qu’il a choisies avec son équipe pour décorer le restaurant Neni, au premier étage du 25hours Hotel Terminus Nord, en face de la gare du Nord, à Paris. Dans plusieurs villes des États-Unis, les 21c Museum Hotels promettent quant à eux une nuit « dans un musée d’art contemporain », avec des expositions montées par des commissaires indépendants, accompagnées de débats.
Gesamtkunstwerk, ou l’œuvre totale
Prenant le parti du Gesamtkunstwerk, ce concept esthétique d’« œuvre totale » apparu au XIXe siècle et issu du romantisme allemand, l’hôtel Beaumont de Londres propose Room, une suite aux courbes anthropomorphes qui se découpent de la façade. À l’intérieur, ni faste ni couleur vive. On y vient pour s’éloigner du brouhaha de la ville et tenter de se fondre dans l’architecture. « Mon travail repose souvent sur l’idée du corps et d’une prise de conscience de notre place dans l’espace, concède le sculpteur Antony Gormley, attablé au café de la Serpentine Gallery. Room est une œuvre qui se vit comme une expérience, sorte de retour dans la matrice.» À l’hôtel Beaumont, le lit semble serti entre les murs de la chambre. Cocon étroit qui donne envie de se rouler en boule… pour dormir comme un bébé. L’œuvre totale, traduite ici par un minimalisme nécessaire, peut parfois prendre un chemin plus rococo.
Pensé par le réalisateur de génie Baz Luhrmann et la créatrice de costumes Catherine Martin, le Faena Hotel, à Miami, est couvert de graphismes survitaminés, moulures et coquillages en stuc, et peuplé d’un squelette de mammouth doré ainsi que d’une licorne à demi-écorchée, les deux signés Damien Hirst. Ici, tout est pourpre, or et rose, avec des touches de bleu canari, façon Louis XIV sous acides. Une surenchère visuelle étonnante qui donne parfois l’impression d’avoir la tête coincée dans les enceintes d’une interminable rave-party… Retour à la case déco ?