Le gardien est parti. Les grilles sont fermées. Nous battons le pavé devant la maison de famille de Vann Molyvann, un quadrilatère revêtu de brique planté au bord du boulevard Mao-Zedong. Un dimanche d’été à Phnom Penh : à 7 heures du matin, il fait encore une chaleur supportable. Tandis que des rafales de cyclomoteurs déferlent en klaxonnant, nous taillons le bout de gras avec l’un des trois policiers montant mollement la garde. Il est amateur d’architecture, ce qui n’est pas courant ici, c’est le moins que l’on puisse dire, et amoureux du travail de Vann Molyvann, ce qui l’est encore moins. Dans ce pays, qui a entamé sa course à la réussite, dans cette ville, où les écrans géants OLED cachent désormais les branches des jacarandas en fleur, plus personne, hormis les vieux et les étudiants en architecture, ne connaît ce nom, pourtant une référence dans le monde entier. Mais l’histoire est en marche et grignote les traces de l’oeuvre de celui qui fut le chef de file du mouvement moderniste au Cambodge et le pionnier d’une « nouvelle architecture khmère ».
Vann Molyvann a fait ses études en France. Profondément marqué par Le Corbusier, il inventa, à son retour au pays, en 1956, son propre style tout en rendant toute sa vie hommage au maître. Finalement, on nous ouvre… La maison fraîche, gainée de sols en terre cuite vernissée, tout en demi-niveaux sous une charpente tapissée de fines lamelles de bois, est un parfait résumé des aspirations de l’architecte : on y rencontre le béton, une ossature porteuse en forme de V renversé, un double toit pour assurer une ventilation naturelle dans ce pays chaud, des brise-soleil, des structures traitées comme des ornements et la présence du rouge et du blanc, reproduits dans la majorité des réalisations de Vann Molyvann. Au début des années 60, dans cette Asie qui se dégageait à peine de son histoire coloniale, affirmer ces partis pris était faire preuve d’une belle audace. L’architecte vécut ici cinq ans avec sa famille, avant le départ en exil et la confiscation de son bien – aujourd’hui occupé par une agence de design – par les Khmers rouges. Pour instruire le dossier, nous pistons à travers le Cambodge la trace de ces leitmotivs revenant comme des refrains. Retrouver l’empreinte de Vann Molyvann dans les maisons particulières, les bâtiments publics, les banques, les stades et autres résidences royales, c’est comme détricoter l’histoire et se réapproprier cette époque du Cambodge d’avant les Khmers rouges, dans une Asie des années 50 tournée vers la modernité et inspirée par l’Europe.
Molyvann, l’inspiration venue d’ailleurs
La première rencontre s’est faite de la manière la plus classique qui soit : en tombant nez à nez, dès le premier soir, avec le monument érigé en souvenir de l’indépendance du Cambodge, passage obligé du touriste à Phnom Penh et première réalisation de l’architecte. L’édifice se situe au carrefour des boulevards Sihanouk et Norodom, autant dire les Champs-Élysées de la capitale. À la tombée du jour, le terre-plein central qui se développe autour devient le rendez-vous des jeunes pratiquant le badminton et le mahjong, mais aussi des amoureux et des provinciaux férus de selfies devant le monument. Sa conception en arches, qui laissent deviner la perspective des buildings des nouveaux quartiers, confère à l’édifice un cousinage avec l’Arc de triomphe. Avec leur bon goût kitsch habituel, les Cambodgiens l’ont cerné d’une surabondance de fontaines et, pour ne rien gâcher, d’une ultime couronne de barrières en plastique rouges et blanches. L’ouvrage déçoit pourtant. On s’attendait de la part du disciple de Le Corbusier à un peu plus de béton et un peu moins de volutes.
On raconte que, pour cette première commande, annonciatrice d’une fructueuse complicité, Vann Molyvann fut convoqué au palais à l’aube et reçu par un prince Norodom Sihanouk… en pyjama. C’était en 1957, quatre ans à peine après la déclaration d’indépendance du Cambodge mettant fin à quatre-vingt-dix années de protectorat français. Et Sihanouk voulait un règne marquant. Le choix de ce jeune architecte en dit d’ailleurs beaucoup sur celui qui fut prince, de nombreuses fois Premier ministre, deux fois roi et deux fois chef d’État d’un Cambodge en ébullition, mais aussi compositeur, écrivain, poète, parolier, cinéaste, architecte d’intérieur, mécène… « [Vann Molyvann] voyageait beaucoup. Il ne copiait pas mais il s’inspirait. Il meublait souvent ses résidences de créations modernes, il adorait le style et les couleurs de Palm Springs, par exemple », raconte Darryl Collins, auteur d’un excellent ouvrage (Building Cambodia : New Khmer Architecture, 1953-1970) sur cette école d’architecture khmère, qui fut très vivace dans les années 60, au Cambodge. Beaucoup d’architectes français y ont travaillé et certains d’entre eux ont édifié des résidences dans les provinces pour le dirigeant. À Battambang, à Kampot, à Kep…
Ce chef d’État excentrique, versatile, frondeur et visionnaire a vite offert l’exclusivité de son affection à celui qui n’était encore qu’un débutant, le nommant architecte en chef du pays et le chargeant de la direction des travaux publics. En donnant carte blanche à ce dernier, Sihanouk se payait le frisson de la différence, le luxe de l’audace et montrait au monde sa modernité. Autoriser la construction de monuments en béton lui permettait de laisser une trace qui n’était pas éphémère. Il appelait Vann Molyvann à n’importe quelle heure de la nuit pour lui parler de ses idées. Lors de l’une de ces conversations nocturnes, il lui dit : « Je veux un stade prêt dans dix-huit mois pour accueillir les prochains Jeux des nouvelles forces émergentes (les Ganefo Games s’adressaient au mouvement des non-alignés, notamment asiatiques, et s’opposaient aux Jeux olympiques. Ils connurent deux éditions, NDLR). » Vann Molyvann s’attela donc à la tâche et bâtit en force le Stade olympique (1964), où s’entraînent encore les athlètes aujourd’hui, avec son étrange salle de presse flottant, comme en lévitation, au-dessus des tribunes.