«Ma passion, c’est l’architecture. Le design, c’est une chose que je fais de la main gauche », disait Vico Magistretti (1920-2006). Pourtant, du sofa Maralunga (Cassina) à la lampe de table Eclisse (Artemide), plus d’une création du grand architecte italien est devenue une icône… du design. Le 6 octobre 2020, Vico Magistretti, qui était aussi urbaniste, aurait eu 100 ans. Né Ludovico, il est rendu célèbre par son diminutif et par un influent milieu d’acteurs du design italien qui le connaissent bien. Vico Magistretti est, de plus, né sous la bonne étoile d’une famille d’architectes, père et grand-père compris.
L’homme, que plusieurs fameux éditeurs transalpins célèbrent cette année, évoque, avec un quelque chose de l’acteur Vittorio Gassman (1922-2000), l’image typique d’un certain Milanais – celle du gentleman portant beau, veste de tweed deux fentes et doublure de soie –, mais surtout celle du senior sédimenté de culture et ouvert sur le monde. On pense aussi au critique d’art, peintre et philosophe Gillo Dorfles (1910-2018), qui donna des interviews et assista à des vernissages jusqu’à près de 108 ans. Ou à un autre centenaire, Luigi Caccia Dominioni (1913-2016), architecte et designer qui, frisant les 102 ans, reçut dans son studio des groupes de visiteurs du Salon du meuble de Milan et répondit aux questions des magazines branchés.
Et si Vico Magistretti n’est plus là, son travail est régulièrement exposé par la fondation qui porte son nom. Quant aux marques de mobilier en quête de rééditions, elles sont, avec le concours de cette dernière, renforcées dans leur élan par de conséquentes archives.
Magistretti ne jurait que par le design industriel au sens fort
Cesare et Umberto Cassina ont commencé à se préoccuper de design industriel dès les années 50. Magistretti n’a que 7 ans à la création de Cassina en 1927, mais son profil de jeune architecte quarantenaire devient intéressant dans les années 60, quand la marque s’émancipe d’une production encore souvent artisanale. L’idée est alors de marier ce savoir-faire patiemment acquis aux opportunités de développement du design industriel, qui permet de fabriquer les modèles en série. Autant Cesare Cassina a encouragé de jeunes architectes, comme Gaetano Pesce, à instiller librement de l’art dans l’industrie, autant il attendait de Magistretti des produits efficaces.
Tant mieux ! Magistretti ne jurait que par le design industriel au sens strict. « Mon intérêt pour l’objet n’a rien à voir avec le style, il participe plutôt du concept », déclara-t-il. Autre élément, chez Cassina, susceptible de plaire au créateur : pouvoir concrétiser ses idées dans une vraie menuiserie. Les artisans y règnent, tenant en laisse l’activité implacable de la production industrielle.
Le coup de poing de Cesare Cassina
Ce que l’on retrouve mis en lumière en cette année d’anniversaire, c’est d’abord la chaise 905, sortie en 1964. Elle avait été dessinée pour un club de golf conçu par Magistretti lui-même. Ce siège, qui, comme les autres créations du designer, fait partie de la collection « I Contemporanei », a été produit de 1964 à 2000. De nouvelles finitions sont désormais disponibles pour habiller ce bel exercice de sobriété. En bois et en cuir sellier, il se distingue par des pieds cylindriques et des accotoirs courbes.
Deuxième réédition : le sofa Maralunga. En 1973, Cassina demande à Magistretti des produits (toujours) plus confortables. Est-ce l’époque qui pousse à tenter d’adoucir le premier choc pétrolier ? Sort alors le Maralunga. Selon l’anecdote, le prototype déplut tellement à Cesare Cassina qu’il cogna brutalement du poing le dossier. Sans se formaliser outre mesure, Magistretti trouva l’appui-tête ainsi plié fort à propos. En l’articulant grâce à une chaîne de vélo en acier, il inventa un système amovible ! Le maestro donnera alors à ce canapé « l’aspect fatigué d’un siège rappelant l’atmosphère des vieux fauteuils confortables de lecture », selon ses propres mots. Maralunga ressort cette année tapissé d’Otterlo Stripes, un nouveau velours stretch à fines côtes pour bien épouser ses courbes, mis au point par Kvadrat Febrik.
En 1948, Magistretti décroche son premier prix
Le troisième hommage rendu à Magistretti se matérialise sous la forme de Nuvola Rossa, une bibliothèque conçue en 1977. De construction graphique et sophistiquée, elle rappelle le travail de l’architecte et designer Franco Albini, né vingt ans avant Magistretti. Ces étagères comme suspendues dans l’air évoquent également l’une des pièces cultes des créations des Milanais de BBPR. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Magistretti rencontra à Lausanne, où tous deux séjournaient pour fuir le régime fasciste, Ernesto Nathan Rogers, l’un des fondateurs de ce groupe d’architectes créé en 1932. Celui-ci l’influença beaucoup. En 1948, Magistretti, 28 ans, décroche son premier prix, celui de la Triennale – il en recevra une quarantaine en tout au fil de sa carrière. L’architecture ne l’empêchera pas de dessiner des lampes et du mobilier.
Le besoin avant tout
Quand Cassina célèbre le concepteur, la marque rend hommage à l’un des plus beaux arbres plantés dans le paysage du design italien. Lui qui n’est jamais tombé dans les excès de style est un parfait représentant de la rationalité, de la simplicité la plus grande. Magistretti crée des pièces simples naturellement. Celles-ci célèbrent, dans un usage tranquille, la valeur des choses élémentaires. La simplicité, pour lui, ce n’est « pas le manque de décoration, mais de décoration redondante ». Comme si le concept de design et le confort qu’il induit étaient plus importants que le produit lui-même.
Pour autant, les pièces cultes de Magistretti ne sont pas des manifestes. Si elles ont quelque chose de parfait, c’est qu’on y sent ce moment où le designer n’a plus rien enlevé ni rien ajouté, pas en styliste mais en technicien qui a étudié tous les problèmes à résoudre. Pour lui, et pour son fidèle collaborateur Francesco Montella, meubler les gens ou concevoir des lieux publics devient un vaste terrain expérimental. Son énergie, il la dépense avec les questions de la fonctionnalité, de l’accessibilité et une destination – le grand public, justement – en tête.
« Le design [était] le seul moyen d’entrer en contact avec un maximum de gens »
L’architecte a non seulement participé à la reconstruction de Milan, mais il a de plus meublé ce qui s’y bâtissait. « Le design, en 1945, c’était faire des choses dont on avait besoin – des lits, des commodes, des bibliothèques… Et on les faisait quasiment de nos propres mains. » Le design va ensuite prendre un tournant plus industriel et jouer un rôle économique, pourvoyeur d’emplois et producteur de richesses, encourageant l’innovation, la recherche et le développement de nouveaux matériaux. Là, Vico Magistretti s’est distingué par ses luminaires, devenus cultes, eux aussi. Il assurera d’ailleurs la direction artistique du label Oluce. Pour l’architecte qu’il était, « le design [était] le seul moyen d’entrer en contact avec un maximum de gens ». De fait, certaines de ses icônes, comme la lampe Eclisse (Artemide, 1967), n’ont jamais cessé d’être abordables.