Avec ses 10 millions d’habitants intra-muros (23,6 millions pour l’agglomération), ses grappes de gratte-ciel à perte de vue et son réseau d’autoroutes déployées bon an mal an sur un ensemble de collines abruptes, Séoul pourrait aisément passer pour l’archétype du monstre urbain. À l’inverse, son infinité de venelles piétonnes et sa mosaïque de quartiers trépidants en font l’une des métropoles les plus attachantes d’Asie, voire, allez… du monde ! Plongée dans une hyper-ville.
Le Pays du matin calme serait-il aussi, comme par un effet de vases communicants, celui des soirs frénétiques ? Lundi, vingt-trois heures : comme votre serviteur, fraîchement débarqué de l’aéroport d’Incheon, vous aurez peut-être l’idée de loger à Hongdae, quartier ouest où quelques hôtels à la mode (Ryse, L7, 9 Brick Hotel…) ont émergé, et de vous mettre en quête, une fois vos valises posées, d’une table où dîner, sans trop d’espoir cependant, eu égard à l’heure tardive.
Stupéfaction : des palanquées de restaurants noyés sous les décibels de hip-hop, les vapeurs de viande qui grille et les néons clignotants, s’alignent sur Wausan-ro 21-gil, l’une des artères principales du coin, où les dîneurs – moyenne d’âge 22 ans – se régalent de tripes au piment et autres mets de caractère, arrosés de soju ou de makgeolli (alcools de riz), tandis que dans les allées adjacentes, ça piétine et ça palabre déjà devant les videurs des boîtes de nuit.
Quant aux stands de tarots et de diseuses de bonne aventure, aux bars à chats et à chiens, ils n’ont, eux non plus, nulle intention de baisser le rideau. La proximité de l’université Hongik, avec la population post-ado qu’elle draine, n’y est pas pour rien, se dit-on, dans cette ambiance de quasi-fête foraine.
Mais promenez-vous un soir de semaine dans l’autre quartier en vogue, Itaewon, et vous assisterez aux mêmes scènes… multipliées par dix ! Ruelles tonitruantes où converser sans hurler relève de l’impossible. Foule compacte de noceurs (beaucoup trop parfois, comme lors de la tragique bousculade d’octobre dernier pendant les célébrations d’Halloween).
Tintamarre des cabarets transgenres et des bars gay, aussi, qui débordent sur les escaliers de la ville – les pentes y sont raides. « La Corée n’aime pas trop ce qui s’écarte de la norme », regrette Choi Haneyl, jeune artiste très en vue, tatoué de pied en cap et rare personnage public ouvertement gay. « Mais, à Itaewon, les minorités sont chez elles : ça vaut pour la population LGBTQ comme pour les travailleurs étrangers. »
À l’image de l’avenue Bogwang, où les antiquaires bohèmes et la mosquée centrale de Séoul, les cafés végans à la mode et les épiceries pakistanaises voisinent en toute joyeuseté. C’est sur cette colline en forme de bulle de tolérance que Choi festoie, vit et travaille – son atelier : un ancien restaurant spécialisé dans le poisson-globe, espèce potentiellement toxique, mais fort prisée ici –, charmé aussi par la beauté foutraque des lieux.
Itaewon et son district voisin, Hannam, enroulent leurs bicoques de brique, flanquées de terrasses à la diable, en entrelacs labyrinthiques où ne passent, par endroits, que piétons et scooters, où les chats paressent et où les vues, striées de fils électriques, sur le reste de la mégapole, déclivité oblige, décoiffent.
Quand le soleil se couche sur le parvis de l’église Hangwang (parmi les 44 % de Coréens ayant une religion, plus de la moitié sont chrétiens), point culminant du coin, rosissant le fleuve Han en contrebas et tous les buildings au-delà, le tableau urbain qui s’offre à vous, si merveilleusement bordélique, vous fera frôler le syndrome de Stendhal.
La clameur du trafic, pourtant dantesque, ne résonne ici que comme un lointain ronron, car Séoul a le bon goût, par son relief escarpé et son extrême densité, de reléguer la voiture aux grands axes, si bien que les piétons y sont souvent à la fête. Il se pourrait même, par un matin calme, que vous sirotiez votre ah-ah (abréviation phonétique de iced americano), la plus populaire des boissons caféinées, avec des chants d’oiseaux en bande-son.
D’autant que les coffee-shops atteignent ici un niveau de sophistication qui laisse rêveur : à Yeonnam, quartier ouest qui affole depuis quelque temps les boussoles branchées – avec des lieux d’art expérimental comme Elephantspace ou CR Collective –, c’est à qui aura la devanture, la terrasse ou la mousse de cappuccino la plus instagrammable.
Sa toute récente désirabilité, c’est au Yeontral Park (jeu de mots et clin d’œil au new-yorkais Central Park) que Yeonnam la doit, riant espace vert agrémenté de mares et de ruisseaux, inauguré en 2016 en lieu et place d’une ancienne voie ferrée. Car la culture de la verdure, à Séoul, n’est pas un vain mot.
Des bosquets de bambous, des panaches de ginkgos, des allées de cerisiers scandent la mégapole. Des forêts urbaines, aussi, comme celle, touffue, qui s’étend sur la montagne Inwang, soufflant ses effluves poivrés de fougères et d’humus sur Seochon, le quartier historique qui se love à son piémont.
Les hanok, ces maisons traditionnelles qui se tiennent là au coude-à-coude, n’en exhalent que plus de magie. On a longtemps négligé ce patrimoine extraordinaire constitué de toits sinisants, de courettes secrètes et de murs tuilés, « mais propice aux fourmis et aux cafards, s’amuse l’architecte Park Junghyun, les lois de préservation et les modalités des subventions, changeantes et complexes », poursuit-il, n’arrangeant pas les choses.
Z-Lab, l’agence qu’il dirige, a toutefois rénové et redécoré une poignée de ces vénérables bicoques pour les transformer en havres luxueux, cachés, « où l’on s’adonne au pungnyu et au wayu, ces concepts très coréens qui exaltent la contemplation et l’indolence, détaille-t-il. Des maisons, en somme, faites pour s’allonger, boire du thé, lire, se couper des écrans… »
Vite, vite !
La Séoul réputée si technophile, berceau de Samsung et autres géants du high-tech, chérirait-elle à égale mesure la déconnexion, voire la décélération ? N’exagérons rien !
Il y a une expression typique, « bbali bbali ! » (vite, vite !), que les Séouliens pressés lancent, en vain souvent, aux chauffeurs de taxi, mais qu’on utilise aussi, plus largement, pour définir le boom perpétuel, l’avidité de nouveautés qui agite l’économie et les industries culturelles coréennes.
Cela vaut également pour la géographie de l’art contemporain qu’une certaine bougeotte anime. Les notables du secteur, ces dernières années, s’étaient retranchés, fuyant la pollution, à Pyeongchang, chic enclave d’altitude accrochée aux contreforts du mont Bukhan, avec ses rues zigzagantes et inclinées à 45 % : Lee Bul, la plasticienne la plus cotée du pays, y a son studio et la géante galerie Gana, son espace muséal, tandis qu’une flopée de lieux d’art et de restaurants cossus ont fleuri tout autour.
Mais la dernière tendance est au recentrage vers le cœur de ville (même si, vous l’aurez compris, Séoul pulse de toutes parts) depuis que la foire d’art Frieze, présente à Londres, à New York et à Los Angeles, a créé dans la capitale coréenne sa quatrième franchise et lancé une première édition en septembre dernier.
« Du fait de la pandémie et de la politique “zéro Covid”, la Chine n’est plus le centre de l’art en Asie, analyse Regina Shin, commissaire d’exposition. Toutes les grandes galeries occidentales qui, avant, ne disposaient à Séoul que de petits espaces et d’équipes réduites encadrées d’un unique directeur se mettent depuis deux ans à élargir et à asseoir leur présence. C’est un mouvement excitant, mais va-t-il profiter au tissu artistique local ou bien uniquement aux stars internationales de l’art ? »
Le galeriste parisien Perrotin et le Berlinois König ne promeuvent que peu d’artistes coréens vivants – Park Seo-bo et GaHee Park pour l’un, Koo Jeong-a pour l’autre –, ce qui ne les empêche pas de s’installer en bonne place au beau milieu de Gangnam… Ah ! Gangnam… ce « sud du fleuve », littéralement, dont le très pénible tube Gangnam Style, aux 4,5 milliards de vues sur YouTube, a popularisé le nom…
Symbole d’une Séoul bling et triomphante, ce district grand comme Lyon affiche les plus hauts revenus du pays, mais c’est surtout dans son sous-quartier d’Apgujeong que le buzz se concentre : le « Gangnam style », ce sont ces cliniques de chirurgie esthétique qui ont pignon sur rue, avec leurs façades floquées de visages XXL aux sourires ultra-bright et aux yeux presque ronds, ces stars de la K-pop en goguette qui provoquent régulièrement des crises d’hystérie collectives et, surtout, cette scène shopping qui ferait passer celles de Tokyo et de New York pour provinciales.
Les griffes coréennes (Ader Error, Gentle Monster…) édifient là d’insensés magasins, où tout n’est qu’écrans de réalité virtuelle, scénographies abracadabrantes et expériences immersives. Des métavers dans la vraie vie. Avec, pour corollaire, un gymkhana bien réel, lui, de grues et d’excavations.
« Gangnam, c’est le coin des investissements agressifs, des constructions-destructions sans scrupules, à toute vitesse, bbali bbali… Par conséquent, beaucoup d’endroits que je fréquentais ado ont disparu », observe le designer quadra Kim Jiyoun, lui-même natif du district et dont l’agence est sise dans le sous-quartier de Nonhyeon.
Il poursuit : « C’est ça, la culture séoulienne : un turnover permanent. Même s’il y a des invariants plaisants comme manger du poulet frit entre amis sur les bords du Han, à tout âge de la vie. C’est notre culture aussi. » Du poulet frit ou des petits gâteaux de riz trempés dans la sauce au piment ou bien encore des biscuits à la crème glacée en forme de poissons que proposent des vendeurs ambulants.
Les bords du Han, comme ceux de la rivière Jungnangcheon, ont été sanctuarisés : buissons, roseaux et pas japonais ravissent les pique-niqueurs. À la nuit tombée, après le travail, on y écoute des chanteurs traditionnels, on s’y essaie, pour les plus jeunes, aux dernières chorégraphies de Blackpink, le girls band star du pays, ou l’on s’y adonne, pour les plus vieux, au tai-chi-chuan.
Comme si la vie des Séouliens, toutes générations confondues, s’écoulait en toute bonhomie au rythme des eaux tranquilles. Comme si Séoul la frénétique, de la plus sympathique des façons, reprenait là son souffle.
Nos conseils pour un séjour à Séoul
Y aller
Finnair dessert Séoul depuis Paris-Charles-de-Gaulle via Helsinki à raison de 6 vols par semaine. Aller-retour à partir de 730 € en classe éco ou 2 301 € en classe affaires. En cabine, le design finlandais est à l’honneur : vaisselle créée spécialement par Harri Koskinen, textiles signés Marimekko, bar aux lignes épurées, tandis que les salons de la compagnie, à l’aéroport d’Helsinki, s’envisagent comme une ode au bois blond et aux teintes mates.
En classe affaires, le siège AirLounge a été conçu par Collins Aerospace pour maximiser le confort, l’espace et la liberté de mouvement des passagers pendant un vol long-courrier. Sa coque haute, en forme de cocon, offre une grande intimité.
> Office national du tourisme coréen ouvert au public pour tout renseignement de 9 h à 12 h et de 13 h à 17 h, du lundi au vendredi. 20, rue La Boétie, 75008 Paris. Tél. : 01 45 38 71 23. Info.ontc@gmail.com. French.visitkorea.or.kr
Se déplacer
Oubliez tous vos réflexes de touriste occidental. Pas de Google Maps ni d’Uber ici. L’appli à utiliser pour connaître son chemin est Naver Map. L’équivalent d’Uber se nomme Kakao Taxi (presque indispensable, car les taxis en maraude sont souvent occupés) : l’appli n’accepte que les cartes de crédit coréennes donc il faudra payer le chauffeur en espèces.
Pour traduire les panneaux – mais aussi les menus des restaurants, voire les conversations et les différents échanges avec les gens –, l’appli Papago se révèle très performante. Le réseau du métro est très dense, rapide et économique, mais, étrangement, les machines à tickets n’acceptent pas la Visa Premier.
Profil express
- Séoul et ses 10 millions d’habitants intra-muros (23,6 pour l’agglomération) vivent sur une superficie grande comme six fois Paris. La ville est divisée en arrondissements (gu ; par exemple : Gangnam-gu), eux-mêmes divisés en quartiers (dong ; par exemple : Apgujeong-dong), lesquels sont traversés de boulevards (daero), d’avenues (ro) et de rues (gil). Celles-ci sont souvent numérotées en fonction de l’avenue la plus proche (ex. : Apgujeong-ro 60-gil est la 60e rue à proximité de l’avenue Apgujeong).
- Le nom Séoul, ville principale de la péninsule coréenne depuis l’Antiquité, viendrait du mot ancien seobeol, « ville capitale ».
- De 1950 à 1953, la guerre de Corée, qui a abouti à la partition du pays, a fortement mis à mal Séoul – près de 200 000 bâtiments auraient été détruits. Reconstruite et réindustrialisée avec l’aide des États-Unis, Séoul a connu un boom immobilier qui a culminé dans les années 80.
- Parmi les Coréens qui ont une religion (44 %), 35 % sont bouddhistes, 45 % sont protestants, 18 % sont catholiques, le reste pratiquant le chamanisme et un peu l’islam.
Balades
- Sur la montagne Inwang, l’ancienne muraille de Séoul, les forêts de pins et les vues incroyables sur la ville valent le détour.
- La montagne Nam, plus fréquentée, est le lieu de respiration des Séouliens, qui raffolent de ses sentiers bien balisés, bien entretenus et de sa végétation luxuriante. À noter : un téléphérique est disponible pour ceux qui ne marchent pas. La N Seoul Tower, à son sommet, promet, elle aussi, des vues affolantes.
- Quelques quartiers centraux peu touristiques comme Huam, Jung ou Wonhyo méritent qu’on les arpente pour leurs petits marchés, leurs ruelles en pente et leurs maisonnettes en rangs serrés aux toits bleus ou rouges. Les vieux quartiers de hanok (maisons traditionnelles) comme Bukchon et surtout Seochon (moins bondé) méritent absolument la balade.
- Les palais royaux construits sous la dynastie Joseon (1392-1897), comme Gyeongbokgung ou Changdeokgung, avec leurs jardins secrets et leurs couleurs fastes, sont immanquables.
À lire
- Créatures du petit pays, de Juhea Kim (sur Séoul durant les Années folles).
- À propos de ma fille, de Kim Hye-jin (sur les pesanteurs familiales séouliennes).
- Tous les livres de Hye-young Pyun, maîtresse du polar métaphysique.
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