Grand Amour, Providence, Panache, Monte Cristo, Le Pigalle, Les Bains, le National des Arts et Métiers, Edgar ou Henriette… Autant d’ hôtels qui cultivent une personnalité singulière, un mix de cool et de hype qui contrebalance une arrivée dans le business en outsiders – pour ne pas dire en amateurs pour certains ! Le succès de cette jeune garde hôtelière est à comparer à l’étranger avec celui d’adresses indépendantes, du moins à leurs débuts. Les Ace Hotels aux États-Unis, les Artist Residences et Soho Houses au Royaume-Uni, les Sir Hotels aux Pays-Bas, les 25hours en Allemagne et en Suisse… ont accompagné le glissement progressif de l’établissement city-break plan-plan vers une approche plus personnelle du voyage. Tandis que « l’expérientiel » émergeait doucement dans le secteur, l’offensive des plateformes de location entre particuliers, l’avènement des réservations en ligne, la flambée des prix du foncier et la surenchère des réseaux sociaux contribuaient à l’apparition d’un nouveau modèle d’hôtel.
Depuis l’émergence du boutique-hôtel intimiste dans les années 2000, l’hôtellerie de niche tend à se rapprocher du quartier, de son environnement, desquels infuse un lifestyle de proximité. Mode, bistrots old school, sites culturels, berges bohèmes… On ne bulle pas au canal Saint-Martin comme à la Muette, ni à Brooklyn comme dans l’Upper East Side. Chaque adresse développe ses codes maison pour se fondre dans la ville. En 2018, juste derrière Las Vegas et Londres, le parc hôtelier du Grand Paris enregistrait 35 millions d’arrivées. Sur près de 2 500 établissements totalisant plus de 150 000 chambres, dont 65 097 dans Paris intra-muros pour 1 148 hôtels entre 3 et 5étoiles (selon l’étude KPMG sur l’industrie hôtelière), les enseignes franciliennes (toutes catégories confondues) sont pleines à 79,2 %, un score considéré comme excellent (trois points de plus qu’en 2017 !) au regard de la chute brutale due aux attentats de 2015. Paris fait toujours rêver le monde entier…
Les hôtels, de nouveaux bureaux
« Après quarante ans de standardisation, les hôtels renouent avec l’héritage de leurs ancêtres du XIXe siècle. Ces immenses infrastructures collectives proposaient, au gré d’enfilades de salons, des services – ici, un bureau de poste, là, un traducteur, un agent de change – , des boutiques, des lieux de rencontre pour danser, fumer, discuter…», explique Catherine Sabbah, journaliste et co-commissaire de la récente exposition parisienne « Hôtel Métropole » au Pavillon de l’Arsenal et coautrice du livre qui s’y rattache. Dont acte, l’hôtel Cheval Blanc ouvrira prochainement dans l’un des bâtiments de la Samaritaine (Ier), restaurée en grande pompe par l’agence Sanaa. Au sein du site Morland (IVe), l’architecte David Chipperfield intègre, lui, l’hôtel SO/Sotel, installé dans les derniers étages de l’ex-tour administrative, à un vaste ensemble urbain comprenant une piscine, une crèche, des logements sociaux, d’autres privés, des commerces, une auberge de jeunesse…
Sur le chantier de l’ancienne poste du Louvre (Ier), l’architecte Dominique Perrault promettait « un public aussi varié que les usages, entre commissariat, halte-garderie, espace de coworking, marché à ciel ouvert, hôtel 5 étoiles… Parce qu’il restitue ce patrimoine à chacun, ce projet est l’antidote à la muséification des villes européennes. » À une moindre échelle, le hall, aussi appelé le lobby – hier « réduit à la portion congrue dans la plupart des établissements parisiens issus de la transformation d’immeubles de rapport ou de meublés », selon Catherine Sabbah, dans Hôtel Métropole –, devient un marqueur, un lieu mis en scène pour donner le ton de l’ensemble, tout en s’ouvrant au quartier. Le restaurant, lui, n’est plus réservé qu’au seul petit déjeuner; il fournit un espace idoine, connecté au Wi-Fi pour travailler. Là où le F&B (food & beverage, le secteur de la restauration) peut représenter jusqu’à 50% du chiffre d’affaires, les hôteliers ont intérêt à ne pas négliger la carte.
Pour Béatrice Gravier, qui pilote le prochain salon EquipHotel (du 15 au 19 novembre 2020, porte de Versailles), la bonne recette tient aussi à une offre pertinente. « Le principe est d’ouvrir vers l’extérieur tout en incitant à consommer à l’intérieur. Ainsi s’explique le succès des bars à cocktails et des baristas, des restaurants où interviennent des producteurs locaux, des espaces festifs aménagés en rooftops, mais aussi des potagers, salles de jeux, terrains de pétanque, offres culturelles et boutiques de créateurs. » Les attentes du voyageur contemporain biberonné aux réseaux sociaux croisent donc les envies des locaux. Depuis l’ouverture du Grand Pigalle, en 2015, à Paris (IXe), la stratégie d’expansion de l’Experimental Group se concentre sur l’hôtellerie. « Dès le lancement de nos bars, en 2006, l’un de nos objectifs était de partager ce que nous aimons, raconte Pierre-Charles Cros, l’un des fondateurs, et les hôtels en font partie. »
Tout est question d’équilibre entre la clientèle d’affaires et celle de loisirs, de pouvoir offrir à chacune quelque chose qui la change de son quotidien. Toujours selon Pierre-Charles Cros, « les touristes n’ont pas envie d’être entourés d’autres touristes et les voyageurs d’affaires de dormir dans un endroit qui ressemble à leur bureau. Pour fidéliser une clientèle diversifiée, la clé est de la comprendre, afin de lui proposer des lieux qui lui correspondent, prenant en considération ses modes de vie et ses goûts. » À la suite du Grand Pigalle, les ouvertures se sont enchaînées : The Henrietta Hotel, à Londres, en 2017; l’hôtel des Grands Boulevards, à Paris(IIe), et l’Experimental Chalet, à Verbier (en Suisse), en 2018 ; Il Palazzo Experimental, dans un palais du quartier Dorsoduro, à Venise, et le site d’agrotourisme Menorca Experimental, sur l’île verdoyante de Minorque, en 2019.
Autre mécanisme, la conversion d’immeubles de bureaux. La stagnation des loyers des activités tertiaires depuis la crise financière de 2008, notamment dans la capitale, et l’incitation des collectivités via des appels à projets urbains mixtes et innovants ont nettement favorisé ce phénomène. « Environ 40% des nouvelles chambres sont issues de ce type de conversions, soit de 30 000 à 65 000 m2 rachetés chaque année par des investisseurs ou des exploitants hôteliers », note Catherine Sabbah. Ainsi, deux tours voisines de la gare de Lyon ont récemment mué en adresses 4 étoiles. Première incursion intra-muros de l’américain Marriott sous sa marque Courtyard – à l’esprit motel haut de gamme –, l’hôtel compte 249 clés. L’autre tour bat pavillon néerlandais avec un CitizenM où l’exiguïté des 338 chambres incite volontairement à investir les vastes espaces publics, des living-rooms multifonctions, accueillants et connectés, où le visiteur est un acteur du lien social.
Ouvert l’hiver dernier, entre le faubourg et le canal Saint-Martin, Le Grand Quartier réinvente également d’anciens bureaux années 80 en une oasis hybride, cosmopolite et créative, qui se veut l’expression d’un « bien-vivre urbain ». Distribués autour d’une vaste cour carrée, 83 chambres, un café, des espaces de réunion lumineux, un pop-up de jeunes marques fashion, un rooftop, sont mis en situation par un couple de designers néerlandais. « Nous avions à cœur de découvrir l’environnement et les habitudes des riverains avant de concevoir un lieu ultra-confortable », insiste Joyce Urbanus, binôme féminin des Nicemakers, déjà recrutés par The Hoxton Amsterdam, en 2015.
Un vivre ensemble humaniste
En cela, outre un restaurant qui fait le plein et un bar à cocktails qui dépote, les nouveaux acteurs d’une hôtellerie disruptive mettent en avant une envie de partage avec le quartier, une collab’ avec la petite marque locale qui monte, un partenariat avec un événement fédérateur autour de l’art, la musique ou le design… Autant de facettes à travers lesquelles le client, qu’il vienne du bout de la rue ou du bout du monde, se sentira un early adopter (amateur d’innovation plutôt versé dans les nouvelles technologies) privilégié et disposé à relayer son « expérience » sur Instagram. Vient à l’esprit le MOB Hotel, pensé par Cyril Aouizerate – co-fondateur du Mama Shelter, concept pionnier en France, en 2008 –, un « kibboutz urbain » installé près des puces de Saint-Ouen, accro au bio, aux énergies joyeuses et plantant les ferments d’un vivre ensemble humaniste.
Toujours dans l’idée d’offrir à sa tribu des produits bio de proximité, le MOB Hotel Lyon Confluence (69) propose, en plus de nombreux cocktails de fruits et de douceurs locales, une bière artisanale réalisée en étroite collaboration avec la brasserie voisine Tom&Co. On se souvient de The Ho ton Paris, autre profil atypique qui tranchait avec le paysage du Sentier. L’association de l’architecture XVIIIe siècle des lieux avec la prolifération des start-up et des techies (technophiles) alentour aurait largement inuflencé la conception de l’adresse, confiée à Humbert & Poyet pour les chambres et à Soho House pour les espaces publics, où les gens viennent volontiers travailler. C’est d’ailleurs peut-être ici que Paris a mis Soho House à ses pieds. Ou l’inverse. Car l’enseigne anglaise de clubs privés doublés de chambres haut de gamme installera, avant la fin 2020, rue La Bruyère (IXe), l’un de ses lieux prisés des voyageurs évoluant dans les médias, l’art ou la culture, amateurs de sport et de fêtes. « Notre expansion va vraiment s’accélérer, confiait récemment Nick Jones, le fondateur de la chaîne, au Financial Times. »
Demeure une inconnue – et de taille –, l’impact que la crise du Covid19 aura sur le développement de ces nouveaux établissements. A l’heure où les voyages internationaux sont au point mort et seront probablement moins faciles dans les mois à venir, cette nouvelle donnée risque de freiner les élans des groupes hôteliers. Une chose est sûre, l’ancrage dans la vie locale constituera un avantage pour tous qui ont pris cette direction…