Si l’avènement des constructions modernes et les effets de la mondialisation ont donné un coup d’arrêt à son usage, entraînant une lente disparition des habitations en bois, l’architecture de Kyoto renoue aujourd’hui avec ce matériau noble.
Une science unique de la construction
Le brun d’une façade à claire-voie portant l’ombre d’une feuille d’érable ou de cerisier, celui d’une porte patinée par le temps ou d’une pagode dont la silhouette se découpe au loin. Dans l’architecture de Kyoto, le bois enveloppe la ville de ses nuances sombres et chaudes, presque cuivrées. Il marque les quartiers historiques comme Gion, également connu pour ses geishas, où les machiya (maisons traditionnelles) peuplent les rues ; ailleurs, celles-ci surgissent par surprise, entre deux immeubles de béton. En périphérie de la ville, le matériau compose sanctuaires shinto, temples bouddhistes et pavillons.
Le bois est essentiel dans l’architecture traditionnelle nipponne, qui bénéficie d’une ressource abondante et peu coûteuse : « Près des deux tiers du territoire sont couverts de forêts ; le matériau a été utilisé dès les premiers habitats puis pour l’édification des sanctuaires shinto, inspirés des greniers de stockage de céréales aux planchers surélevés », explique l’architecte et chercheur Benoît Jacquet, résident kyotoïte de longue date. Lorsque l’ancienne capitale impériale naît en 794, à l’époque Heian, les constructeurs se fournissent dans les montagnes de la région, où poussent cèdres et cyprès, pour y trouver la matière première qui sculptera la ville jusqu’à l’ère Meiji (1868-1912).
« Avec l’arrivée du bouddhisme, Kyoto voit se développer des techniques de construction et des éléments architecturaux venus de Chine et de Corée ; le Japon va se les approprier et les modifier », souligne le spécialiste. Affiné au cours des siècles, ce savoir-faire se reflète dans le bâti religieux et séculaire qui marque le paysage de Kyoto, qu’il s’agisse de reconstructions d’ouvrages qu’on s’applique à remonter à l’identique ou de bâtiments historiques.
Si la ville a subi plusieurs incendies, préservée des bombes lors de la Seconde Guerre mondiale, elle conserve de rares vestiges religieux datant du Moyen Âge et bon nombre de maisons urbaines : « On estime qu’il reste aujourd’hui 40 000 maisons traditionnelles en bois à Kyoto, dont les plus anciennes datent de la période Edo, qui débute au XVIIe siècle », pointe Benoît Jacquet. À l’œuvre, les charpentiers (daiku) et leur travail d’experts : « Ce sont des artisans hautement qualifiés qui possèdent une grande connaissance du bois et de ses caractéristiques, et sont attentifs au moindre détail : sa provenance, le sens de ses fibres, la manière dont le tronc a été exposé… » admire le chercheur.
De leur savoir-faire naît une science unique de la construction, mettant en œuvre un savant assemblage n’utilisant ni clou ni vis. « L’utilisation du bois dans l’architecture japonaise a eu un impact décisif sur sa forme, sa structure et son espace, estime Teruaki Matsuzaki, historien spécialiste du sujet. Afin d’éviter que les piliers ne soient pourris par la pluie et que les rayons du soleil d’été ne pénètrent dans la pièce, les avant-toits sont allongés et le bâtiment est très ombragé, ce qui est devenu caractéristique de cette architecture.
L’ossature poteau-poutre confère à la construction sa délicatesse. » Celle-ci se caractérise également par ses proportions humaines, « car il était difficile de concevoir un énorme bâtiment en bois et de créer un grand espace ». Une esthétique de l’épure découle de ces structures légères, à l’espace ouvert et fluide, qui inspire aujourd’hui la création contemporaine.
Savoir-faire menacé
Depuis 2020, les techniques et connaissances traditionnelles liées à la conception en bois sont classées sur la Liste du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, afin de mieux protéger un savoir-faire menacé : « Les artisans qui savent réaliser des maisons en bois en utilisant des méthodes traditionnelles sont en train de disparaître », s’alarme l’historien. En cause, l’essor des bâtiments préfabriqués bon marché qui se développent sur l’Archipel dès la seconde moitié du XXe siècle.
À cette période, l’architecture de Kyoto connaît de grands bouleversements : alors que le Japon se modernise, les constructions de béton, de verre et d’acier, plus résistantes en cas d’incendie, remplacent progressivement celles réalisées en bois, analyse Benoît Jacquet. « La loi de 1950 sur les nouvelles normes de construction va strictement encadrer le bâti en obligeant par exemple que les bâtisses soient fixées au sol et non plus posées sur des pierres, selon la méthode traditionnelle, ce qui va contribuer à rendre les maisons en bois illégales », rappelle-t-il.
L’industrialisation, elle, les rend obsolètes : « Les machiya, au départ, combinaient lieu de résidence et espace d’artisanat et de commerce, or lorsque les métiers traditionnels ont commencé à disparaître, ces bâtiments n’ont plus eu leur raison d’être et les habitants ont alors cherché le confort plutôt qu’un emplacement idéal pour une activité commerciale », explique Oussouby Sacko, professeur à l’université de Kyoto Seika et spécialiste en anthropologie spatiale.
Les constructions modernes séduisent alors les résidents, qui délaissent les machiya, jugées mal isolées, sombres et difficiles à entretenir. Débute alors le lent déclin de cette figure iconique de Kyoto, née en même temps que la cité. « Elle loge initialement des commerçants qui se sédentarisent près des marchés, le long des rues, raconte Benoît Jacquet. Les taxes sur ces habitations, calculées selon la longueur de façade, vont influencer leur forme : des bâtisses peu larges, construites en profondeur, constituées de petits couloirs intérieurs desservant différentes pièces. » La machiya fera l’objet d’innovations au fil des époques, jusqu’à la fin du XIXe siècle : l’étage devient habitable et se pare d’ouvertures, comme les fenêtres mushiko-mado (ou « cages à insectes »), qui permettent d’éclairer et de ventiler davantage.
Alors qu’elles font se déplacer les touristes, les machiya connaissent malgré tout d’importantes vagues de destruction, « particulièrement dans les années 70 et 80 », nourries par les promoteurs immobiliers à la recherche d’espaces constructibles et par le poids des taxes qui font plier les propriétaires. « Les nouveaux bâtiments de Kyoto sont conçus à 70 % à partir de structures en bois, mais ce matériau n’est plus mis à l’honneur, il est camouflé », déplore Benoît Jacquet. La disparition de ces maisons signe aussi celle d’un style de vie, car « les quartiers où se trouvaient les machiya étaient des lieux communautaires, les gens qui y habitaient partageaient la même rue, le même type de commerce », relève Oussouby Sacko.
Regain d’intérêt
Selon le Kyoto Center for Community Collaboration, deux maisons traditionnelles en bois disparaissent chaque jour. Toutefois, les mouvements de préservation du paysage urbain se multiplient, comme le projet Machiya Vision, qui a pour vocation de sensibiliser le grand public au problème. « On assiste à une prise de conscience de la valeur patrimoniale et sociétale de ces constructions », se réjouit Oussouby Sacko, qui plaide pour leur protection. Tandis que des lois tentent de limiter leur disparition, de plus en plus d’architectes s’intéressent à leur rénovation, saluant leur durabilité. « Les matériaux sont locaux et biosourcés, ce sont des habitations qu’on peut réparer et leur empreinte carbone est faible », énumère Benoît Jacquet, qui a rénové la machiya qu’il habite, convaincu que, bien restaurée, la maison de bois sied à un usage moderne. « Elle était à la base conçue pour combiner lieu de travail et lieu de vie, or, aujourd’hui, le télétravail s’est démocratisé et, à l’heure où l’on passe de plus en plus de temps chez soi, le foyer est ouvert sur le dehors, grâce au jardin intérieur. »
Leur retour en grâce s’accompagne d’un regain d’intérêt pour le bois dans l’Archipel. « Le Japon redécouvre l’architecture en bois depuis une quinzaine d’années ; lorsque je suis arrivé ici, les architectes ne s’y intéressaient pas, on en avait même une sainte horreur ! » fait remarquer Manuel Tardits, le cofondateur de l’agence d’architecture Mikan et concepteur du nouveau centre de l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) à Kyoto. Construit en 2014, l’édifice mêle techniques modernes et savoir-faire traditionnel japonais en matière de bois, qui compose la structure du bâtiment. « Nous voulions valoriser la maîtrise des charpentiers et l’expressivité du matériau », précise son créateur.
Ainsi, la salle du rez-de-chaussée est scandée de poteaux ronds en cèdre de Kitayama, utilisés à Kyoto depuis le XVIe siècle pour les pavillons de thé ou les maisons aristocratiques de style sukiya, témoignant ainsi de « cette tradition osmotique qui existe entre l’architecte et le charpentier, et des techniques de fabrication locale en déclin, comme le travail de ces arbres qui poussent au nord de Kyoto, séchés et écorcés dans la montagne », explique Manuel Tardits. Dans le domaine de l’habitation, l’architecte Peter Boronski, concepteur de la T-House, établie en périphérie de la ville, renoue avec une autre tradition : celle du bois brûlé, ou yakisugi, une technique développée il y a trois cents ans « qui permet de protéger le matériau en brûlant sa couche externe ; cela donne beaucoup de cachet à l’édifice et valorise un savoir-faire traditionnel », détaille-t-il. La T-House étant située dans une zone préservée, l’architecte a eu à suivre un certain nombre de codes esthétiques pour pouvoir la bâtir.
Une règlementation nécessaire, selon lui, qui souligne toutefois avec perspicacité que « le risque est de valoriser des projets qui n’ont qu’un rapport cosmétique à l’architecture en bois ». D’autre part, estime Manuel Tardits, « utiliser du bois qui n’est pas local, comme c’est souvent le cas au Japon, qui importe massivement de Russie ou des États-Unis pour des raisons de coût, est loin d’être vertueux ». Quant à la sauvegarde des machiya, les engagements publics restent timides, observe Benoît Jacquet. « Un récent décret oblige le propriétaire à prévenir la Ville avant tout projet de destruction d’une maison traditionnelle, nous apprend-il, afin qu’elle puisse proposer une autre solution. Mais dans les faits, il est facile de contourner l’obligation. Il y a deux ans, on a ainsi appris que la plus vieille machiya de Kyoto avait été détruite… »
Reste l’engagement citoyen pour faire barrage : l’an dernier, une pétition a permis d’annuler la destruction programmée de l’une d’elles, ancienne propriété d’un fabricant de kimonos. Rénovée, elle est désormais gérée par la Ville et a accueilli au printemps dernier l’une des expositions du festival international de photographie « Kyotographie ».
> Jérémie Souteyrat, le photographe de ce reportage, prépare un ouvrage sur le sujet des machiya à paraître au printemps 2023.