Singulière à plus d’un titre, l’histoire des Shakers débute en 1750 à Manchester, quand une femme, Anne Lee, quitte tout pour prendre la tête d’un groupe religieux, au départ affilié aux Quakers. Dans cette communauté, on prêche dans une foi huguenote, mais on croit aussi aux miracles, aux prophéties… et à la transe. Quand ils dansent et chantent, ses adeptes se secouent littéralement, atteignant au passage une sorte d’ivresse mystique. D’où leur nom « Shaking Quakers », qui deviendra ensuite Shakers. L’abstinence sexuelle et la confession publique de ses péchés est au menu des visions d’Ann Lee qui voit ses « followers » la vénérer sous le titre de « Mother Ann ». Elle dérange au point de passer par la case prison et d’ensuite émigrer aux Etats-Unis en 1775. Sa toute petite communauté s’établit d’abord à Niskayuna, à 200 kilomètres au nord de New York.
Selon Ann Lee, le Christ étant revenu sur Terre, chaque membre de la communauté doit être à la hauteur de ce modèle en vivant une vie pure. Les Shakers, qui prônent le célibat et le pacifisme, vivent hors du monde. Les leaders de la communauté peuvent être des deux sexes, mais son mode de vie sépare hommes et femmes 24 heures sur 24. Le groupe se développe dans le Maine, le Massachussetts, le Connecticut, le New Hampshire, l’Ohio, le Kentucky et l’Indiana. Mais l’abstinence sexuelle conjuguée au refus de tout prosélytisme fait chuter les effectifs au fil du XXe siècle. A New Lebanon, où la communauté a fini par s’implanter, il ne reste aujourd’hui que deux Shakers encore vivants. Pourtant, son esprit continue de vivre dans son mobilier minimaliste, bien avant que ce mot n’existe…
Un hommage à la patine
Dès le milieu des années 1990, les Shakers commencent à refaire parler d’eux dans les magazines de décoration. L’époque était au vécu et à l’authenticité et leur mobilier semblait idéal pour les résidences secondaires dont l’Ile de Ré semblait la référence absolue. Il est vrai qu’il y a dans ces chaises et tables la même absence de fioritures que les amateurs de design apprécient par exemple dans la chaise PK22 de Poul Kjaerholm (1956). Les designers nordiques se sont montrés sensibles à cette façon de faire du mobilier en restant proches de l’artisanat et de la fonctionnalité.
Pourtant, les Shakers ignoraient activement toute idée de style. Au fond, leur mobilier préfigure la fameuse formule de l’architecte américain Louis Sullivan (1856-1924) : « La forme suit la fonction. » Quand un ébéniste shaker décide de faire un meuble, c’est pour l’utiliser, sans jamais penser à son effet visuel. Ainsi, le matériau choisi sera le plus modeste possible (du pin, du merisier mais certainement pas d’acajou…). Ce mobilier ultra simple sonne comme un hommage à la patine, d’autant plus belle qu’il a été utilisé avec soin. Chez les Shakers, celui qui casse quelque chose est en effet tenu de le reconstruire. Cela dissuade tout usage désinvolte… Le monde shaker est tout sauf une sphère où laisser traîner quoi que ce soit. Pour la communauté, l’espace et le rangement sont si importants que le désordre est banni. Dans ce travail constant d’optimisation de l’espace domestique, il existe une sorte de point de convergence entre les Shakers et les artisans japonais…
L’artisanat américain a notamment été influencé par les Shakers. Il faut se demander si leur influence n’est pas non plus prégnante jusque dans le mobilier ultra contemporain de l’artiste Donald Judd. On retrouve chez le designer américain d’origine japonaise George Nakashima des dossiers de banc similaires à ceux conçus vers 1840 par les Shakers. Sauf qu’ils n’en utilisent presque jamais. Chez eux, on se tient droit à table, sur un banc sans dossier ; ces derniers ne se développent qu’avec le vieillissement de la communauté. Même les dossiers de chaises restent assez bas pour qu’elles puissent être rangées sous la table. Quant aux montants verticaux des chaises, ils permettent d’accrocher les sièges au mur quand on libère la pièce pour danser.
Interdit de rester inactif chez les Shakers
Attention, rien de festif chez les Shakers ! Chez eux, on danse comme on prie, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Idem quand vient la nuit : Tous dorment entre hommes ou entre femmes, par deux dans des lits doubles, séparés en leur milieu par une planche. Le lit pour une personne s’est ensuite développé, avec des roulettes et des poignées en corde, là encore pour libérer de l’espace rapidement. Vu leur mode de vie austère, on pourrait être surpris de la présence de tapis chez les Shakers. Leur confection était en réalité une activité attribuée aux femmes les plus âgées de cette communauté où il est interdit de rester inactif. Pour ses adeptes, fabriquer un objet utile revient presque à prier. Sur ces tapis en tissus noués, les motifs sont presque des accidents non désirés.
Les artisans de la communauté Shaker travaillaient si bien que leurs créations, à la qualité réputée, étaient vendues au bénéfice du groupe. L’un des meubles cultes, c’est le rocking-chair sans accotoirs, car il n’est pas fait pour se reposer ! Les femmes ne devaient pas être gênées dans leurs travaux d’aiguille. Sur le rocking chair à deux places, il faut imaginer deux personnes tricotant ou brodant plutôt que discutant. Avec leurs montants ultra-minces, les chaises du quotidien Shaker sont un peu comme les grandes-tantes oubliées de la Superleggera de Gio Ponti (1952). Dans les deux cas, le but était de fabriquer une chaise facile à déplacer. Chez les Shakers, cette légèreté permet de facilement suspendre le siège au mur. Le designer anglais Sebastian Bergne appliquera le même principe à une petite table éditée chez la Française Stéphanie Marin.
Autre objet typique des Shakers, la boîte, qui reste populaire jusque dans les années 1960. Il s’en est produit 100 000 rien que dans la communauté de Mount Lebanon (Pennsylvanie). On les reconnaît à leur bois courbé avec la couture en zigzag. Les paniers sont aussi prisés aujourd’hui, même si à l’époque, ils étaient plus destinés à la cueillette qu’à être exposés comme des objets de décoration. Les tables de réfectoire se singularisent, elles, autant par leur épure que par leur longueur. Enfin, s’il existe des miroirs, c’est pour respecter les normes sociales, en se tenant propre, le minois fraîchement lavé, pas pour flatter Narcisse.
Une grâce tangible
On saisit peut-être mieux l’intérêt contemporain pour le style shaker en se penchant sur les idées qu’il sous-tend. Chaque meuble exsude la fonction qu’on peaufine et baigne dans le silence de l’austérité qu’il suggère. L’indifférence au moindre effet de manche procure à ces meubles une grâce tangible. D’où leur influence sur le design contemporain, notamment américain, autant par leur esthétique intrinsèque que par le message qu’ils diffusent : une certaine idée de l’artisanat et de ses techniques éprouvées dans la solitude de l’atelier. La bonne centaine d’artisans, qui a travaillé dans les dix-huit villages Shaker, ne l’a principalement fait que pour ses semblables. En 1947, une sœur Shaker dit d’ailleurs à un journaliste du New Yorker : « Le mouvement shaker ne se raconte pas, il se vit. »
> A lire : « Shaker: Function, Purity, Perfection », Assouline, 50 € (en anglais).