La rédaction d’IDEAT vous présente huit moments charnières qui font de l’histoire du design au XXe siècle un long fleuve traversé de forts courants…
Style organique (1940-1960)
Tirant parti de leurs recherches sur le bois cintré, Charles et Ray Eames conçoivent une attelle pour l’armée américaine. On ne peut plus pratique, suppléant à un organe défaillant, elle entre dans l’histoire du design sous l’étiquette « organique » avant d’orner les murs des salons de collectionneurs.
Plutôt que de fonder des mouvements, les Eames aimaient surtout peaufiner de beaux objets innovants. Leur maîtrise du bois courbé a cependant fini par conditionner tout un registre de formes nouvelles, arrondies et apaisantes. Plus tard, leur enveloppante Lounge Chair (Vitra) deviendra l’icône absolue du design.
Les recherches des Eames portent ensuite sur la fibre de verre et le plastique avec, à la clé, des best-sellers comme la Plastic Chair (Vitra). Ces créations sculpturales s’inspirent de la nature. Cela traduit aussi tout un courant de l’époque dont les sculptures de l’Anglaise Barbara Hepworth sont le symbole.
Après-guerre, le design organique vient aussi de Scandinavie : avec notamment les Danois Finn Juhl et Arne Jacobsen, et le Finlandais Alvar Aalto. Les sièges iconiques de Jacobsen s’inspirent même du vivant, à l’image du fauteuil Swan ou de la chaise Fourmi (Fritz Hansen). C’est comme si certains designers rêvaient alors d’un monde nouveau, non dogmatique, plus libre.
Space Age (1960-1970)
En matière d’ère spatiale, l’exemple est venu d’en haut. Le président Kennedy avait promis aux Américains d’envoyer un homme sur la Lune avant la fin des sixties. Les designers ont été nombreux à voir la modernité davantage comme une projection vers le futur que comme un déni du passé. Le futur du design s’imagine plus aux couleurs de 2001 : l’Odyssée de l’espace (de Stanley Kubrick, 1968), avec le mobilier Djinn, d’Olivier Mourgue, et avec la table Tulip, d’Eero Saarinen (Knoll).
Cinq ans plus tard et un an avant le succès de la mission Apollo, l’univers décrit dans le film Barbarella (de Roger Vadim, 1968) a pourtant quelque chose d’un peu kitsch. Dans la mode, Pierre Cardin apporte des Cosmocorps pour lui et des chapeaux hublots 1970 pour elle. En 1965, André Courrèges présente d’ailleurs une collection « Space Age ». Le design vit plus que jamais de ses recherches, mais une fois encore sans brûler de ponts avec le passé.
En fin de décennie, certaines expositions de la Triennale de Milan seront archi-futuristes. Les jeunes designers Mario Bellini, Tobia et Afra Scarpa ou bien Michele De Lucchi s’émancipent à travers le collectif Archizoom. Autant la société des sixties a encore ses conservatismes, autant, en 1969, le jeune Gaetano Pesce (qui introduit un nouveau genre d’assises avec la série de sièges « Up », chez B&B Italia) a la chance, lui, d’avoir toute la confiance de l’industriel Cesare Cassina pour faire d’un produit industriel une tribune sur l’oppression des femmes.
Les années sous influence Space Age sont finalement celles des francs-tireurs indépendants comme Peter Ghyczy et son fauteuil Egg, qui se referme comme un poudrier. C’est d’ailleurs de lui-même qu’il cessera plus tard cette autoproduction culte, revival du Space Age ou pas.
Memphis (1981-1988)
Jusqu’aux années 80, le design est très influencé par l’architecture. L’influence de l’art va changer la donne. Personne ne piétine le passé, mais s’en libérer devient possible. Dès 1977, le terme de post-modernisme apparaît dans un ouvrage du critique anglais Charles Jencks qui resitue l’évolution de l’architecture dans celle de l’art. Tous les architectes et designers d’alors, regard critique oblige, s’en affranchissent, sans le renier pour autant.
Ricardo Bofill réinterprète les colonnades antiques. Chez Alessi, designers et architectes empruntent au vocabulaire classique pour dessiner plateaux, théières, etc. Plus décontractée face au passé, la création s’ouvre à plus d’éclectisme, se permet beaucoup plus d’ironie. Philippe Starck explose avec des formes nouvelles : des fauteuils tripodes, des lieux mis en scène de façon théâtrale… Mais le designer cite volontiers ses références. Les ambiances Style international, de Chicago à New York, plaisent toujours mais les néons de Las Vegas inspirent aussi.
En 1981, Ettore Sottsass (1917 – 2006) n’est plus un jeune homme en révolte. Il a une soixantaine d’années lors de la création de Memphis et il sédimente toute une réflexion qui attire autour de lui de jeunes architectes avec qui innover. Son étagère totémique Carlton et sa lampe Tahiti (Memphis Milano, 1981) portent, dopées de couleurs toniques, tout un éclectisme hédoniste. L’une de ses diverses sources d’inspiration, on le découvrira plus tard, fut même l’architecture des villas colorées que Sottsass a lui-même photographiées… en Inde du Sud.
Supernormal (2006-)
La « French Touch » des années 2000, riche d’ex-collaborateurs de Philippe Starck, ne tuait le père qu’en s’affirmant. Et celui-ci affirmait trouver cela normal ! L’éclectisme a élargi le prisme des nouveaux univers. Si l’on a vu des créations baroques, un genre domine : ce n’est pas le minimalisme, mais plutôt le « supernormal » d’un Jasper Morrison ou d’un Naoto Fukasawa.
De fait, leur exposition conjointe à Tokyo en 2006, puis à Milan, baptisée « Super Normal », a des allures de manifeste, loin du jeu visuel et du marketing… Dans le design, une petite lampe abordable réussie peut toujours devenir un best-seller. La qualité de l’usage fait loi. Quand les designers se penchent sur un besoin identifié et qu’il en sort un objet utile, même modeste, il peut se passer quelque chose sur le marché.
Fini l’époque où, hors de la Scandinavie, seuls les architectes et les designers appréciaient le tabouret iconique d’Alvar Aalto chez Artek. À l’heure où chacun pense aux effets de sa consommation sur l’environnement, un courant comme le Supernormal nous renvoie à l’époque que nous vivons, qui nous parle d’économie de ressources tout autant que de bien-être. Si Fukasawa et Morisson n’ont pas cherché à tuer leur père, ils ont au moins cherché à faire aussi bien, voire mieux.