Comment avez-vous vécu cette année avec ces deux confinements ?
Philippe Starck : Le paradoxe est que je les ai vécus comme une renaissance quand tant de personnes mouraient. C’est sûr, cela pose problème. Il est délicat de renaître quand les cadavres s’amoncellent autour de vous. De mémoire, je n’ai jamais arrêté de voyager, d’avoir des rendez-vous, des conférences et je me suis aperçu que tout cela m’avait totalement détruit. J’étais devenu – au sens propre – un abruti, principalement par le décalage horaire. En restant sans voyager, jour après jour, j’ai vu une chape de plomb sortir de ma tête. Ça a été une sensation extraordinaire car à mesure que je relevais la tête, je me ré-intéressais à ce qu’il y avait autour de moi. Je n’avais jamais eu de problème de créativité, mais là, ma créativité devenait plus fraîche, plus inattendue. Quand j’étais abruti, j’étais une machine à créer extraordinairement efficace mais je n’étais qu’une machine. Là, je suis redevenu un humain créant, avec tous les aléas, les surprises, les bonnes, les autres…, avec de nouveaux territoires qui s’ouvraient à moi. Ceci dit, en termes de vécu physique, cela n’a rien changé pour moi, dans la mesure où je vis toujours comme un moine. Je travaille entre 10 et 14 heures par jour, seul, en écoutant de la musique et en regardant par la fenêtre la nature. Comme je suis très légèrement Asperger, j’étais dans le confinement comme un poisson dans l’eau.
Comment ce réveil se traduit-il dans votre travail ?
C’est un autre état d’esprit, c’est plus amusant, c’est plus ouvert, divers. Je me ré-amuse. bien que je ne me sois jamais vraiment ennuyé.
« Les gens qui sont encore capitalistes doivent se rendre compte de la faillite, du péché originel, de cette forme de pensée »
Avez-vous pris des décisions particulières durant cette année ?
Cette période m’a conforté dans ma vision idéale d’un communisme et dans ma haine viscérale du capitalisme, qui est basé sur l’égoïsme. Aujourd’hui, les gens qui sont encore capitalistes doivent se rendre compte de la faillite, du péché originel, de cette forme de pensée. La mort de l’autre implique votre propre mort. J’aimerais donc que le capitalisme réfléchisse sur le fait que personne ne peut marcher sur le cadavre de l’autre. Qu’au moins, si nous ne le faisons pas par humanité, nous le fassions par intérêt.
Vous plaidez de longue date pour une décroissance positive. Expliquez-nous ce concept…
Philippe Starck : La différence entre une vache et nous, c’est que la vache crée son veau, tandis que nous, humains, nous créons aussi tout le reste. Nous sommes avant tout des créateurs et des producteurs. La production de matière doit s’arrêter, mais pas celle des idées. Notre ADN, notre raison d’exister, notre légitimité à embêter les autres espèces vivantes, c’est que nous créons. Nous devons reconnaître le talent de cette maladie mentale au genre humain. Si nous devons restreindre notre créativité, ce serait une négation totale de ce que nous sommes, des milliards de gens qui ont créé avant nous et ont fait ce que nous sommes aujourd’hui : des gens capables de faire des miracles. La plus belle création de notre époque serait de trouver la solution à l’équation paradoxale suivante : comment continuer à croître sans produire de matières devenues toxiques ?
Je suis en effet pour une décroissance positive. Totalement faisable dans l’absolu, elle paraît aujourd’hui impossible parce que nos schémas sociaux s’y opposent. Le problème de la décroissance positive, c’est qu’elle demande une révolution complète et nous ne sommes peut-être pas prêts. Nous le ferons, forcément, mais trop tard. Nous ne mourrons pas de nos erreurs mais de notre lenteur, de notre manque de réactivité. Le grand changement que nous devrions opérer maintenant, c’est se focaliser sur un progrès non pas technologique mais scientifique. Car la technique reste de la matérialité alors que le scientifique amène sur la voie de l’abstraction. Comment concilier décroissance et positive, je dirais que la réponse appartient aux scientifiques et aux visionnaires.
Starck et la méthode des 10 %
Comment faire au quotidien ?
Il faut d’abord supprimer complètement ce qui est toxique, fait avec des produits nocifs, pendant l’élaboration, la fabrication. Cela fait déjà beaucoup de choses. Ensuite, il y a une méthode toute simple que j’appelle la « méthode des 10 % » qui consiste à retirer 10% à tout ce que nous faisons. Si nous mangeons 10% de moins de yaourt, si nous buvons 10% de moins d’eau minérale, si nous partons en vacances 10% moins loin, si nous achetons 10% moins de vêtements… Cela reste indolore et invisible. J’ai l’impression que si le monde entier consommait 10% de moins de tout, nous aurions beaucoup moins de problèmes. Il faut réfléchir à comment mettre en place quelque chose d’aussi simple ; cela relève du civisme, de la responsabilité morale, mais cela ne peut fonctionner que si c’est appliqué par tous et là, cela se complique.