Rares sont les designers qui ont osé se frotter à la question de la sécurité sanitaire des espaces clos. Bien que le ralentissement de l’épidémie ait permis à une bonne partie de la France de reprendre une activité quasi-normale, les incertitudes subsistent. Rompus au jeu de la distanciation sociale, les restaurants des zones vertes donnent l’exemple en appliquant des mesures strictes. Des solutions alternatives existent-elles ? Et, surtout, jusqu’à quand en aura-t-on besoin ?
La naissance d’un projet à quatre mains
Fin avril, à la suite d’une tribune ouverte signée par huit grands noms de la gastronomie dans Le Figaro incitant le Président de la République à plancher sur le problème de la réouverture des restaurants, le chef Ducasse a sollicité son architecte d’intérieur et ami de longue date Patrick Jouin pour conceptualiser une série d’idées matérialisant la distanciation sociale en espace clos. Rapidement invité par l’exécutif à venir prendre la parole, le chef soumet les recommandations du designer.
Encouragée par la réaction positive du gouvernement, la recherche se poursuit mais prend une tournure différente. Eclairé par un article du New York Times, Patrick Jouin épaulé des professeurs de la Pitié Salpêtrière Thomas Similowski et Jérôme Robert intègre la notion du déplacement de l’air en espace clos à son projet. Pour faire simple, l’air en mouvement étant porteur des éléments qui diffusent le virus, la distanciation sociale n’est alors pas suffisante pour empêcher sa propagation en lieu clos. Si vous portez un masque, vous êtes protégé. Mais si vous en êtes dépourvu, comme au restaurant ou à la salle de sport, le danger subsiste. Il est donc nécessaire de limiter drastiquement la vitesse du déplacement de l’air et de le renouveler très régulièrement.
L’équipe a donc fait appel à l’architecte Arnaud Delloye pour mettre au point un système de ventilation répondant à ces nouveaux besoins. Grâce à un réseau de tuyauterie imposant, l’équilibre aéraulique est obtenu par l’installation à 2,20 mètres au-dessus de chaque table d’une bouche de soufflage d’air neuf et une autre d’extraction. Additionnée à l’effet des paravents dessinés par Patrick Jouin et produits à partir de voiles de char recyclées et recyclables, positionnés de part et d’autres de la table, cette installation permet de maintenir chaque groupe dans une sorte de bulle d’air filtré et dynamique. Le risque d’infection est ainsi drastiquement réduit, un fait testé et validé par UTeam (réseau d’experts filiale de l’Université de Compiègne) lors d’une analyse en conditions réelles le 5 juin 2020.
Comment faire pour que la technique ne tue pas le rêve ?
Le 11 juin 2020, nous découvrions le restaurant « Allard » métamorphosé. Le chef Ducasse a en effet mis à disposition son établissement pour voir se concrétiser le fruit de ces recherches. On le savait, l’endroit est particulièrement exigu. Il constitue donc un cobaye idéal. Si les serveurs déambulent masqués, nous sommes escortés jusqu’à notre table visage à découvert. Notre tablée, composée de huit couverts – le restaurant n’accueillera pas de groupe de plus de dix personnes – est aérée par trois arrivées d’air, habillées de « chaussettes » décorées des dessins de l’artiste Julie Serre. Le nombre de ces aérations est préalablement défini en fonction de la composition des groupes.
Nous sommes donc coudes-à-coudes et face-à-face : la distanciation est ici inutile, nous dit-on, puisque l’air est en perpétuel renouvellement. Malgré nos craintes, le déjeuner se déroule dans la convivialité et la détente. Notre table ne souffre pas d’un effet d’étouffement et la ventilation est totalement silencieuse. Le système est quasi invisible, si on fait abstraction des imposants tuyaux fixés au plafond.
Quel avenir pour le système de Patrick Jouin ?
Nul ne peut encore dire si une telle installation deviendra la norme, ou tombera dans l’oubli. Alors que les tables de provinces ont déjà rouvert sans avoir recours au filtrage de l’air, on ne peut s’empêcher de se questionner sur la ventilation des espaces clos de notre quotidien. Du bureau aux transports en commun, avec l’été qui s’annonce, la climatisation va devenir un vrai sujet de préoccupation. De plus, alors que les mesures officielles imposent un espace d’un mètre entre chaque table, la solution sans distanciation de Patrick Jouin assure une perte de place minimisée. Là où les restaurants devront se priver de presque 50% de leurs couverts, Chez Allard n’en a sacrifié que 20%.
Si – avouons-le –, la perspective d’avoir à partager nos repas sous cloche ne nous ravit guère, le futur seul pourra juger du caractère visionnaire ou superflu du concept de Patrick Jouin et son équipe.