Ce qui frappe le plus, quand on découvre Tokyo à la belle saison, c’est une toute petite chose. Oh, bien sûr, il y a les forêts de gratte-ciel en rangs serrés, les grappes de néons qui zèbrent chromatiquement la nuit, les hordes de piétons traversant les avenues au pas, bien dans les clous, bien au feu vert, le réseau de trains et de métros inextricable, ultra-dense, où, malgré la foule, tout n’est que civisme, propreté et ponctualité. Tout cela, évidemment, vous sidère. Mais par-dessus tout, il y a ces cigales toutes bêtes qui, dès qu’il fait chaud, nappent l’ensemble de la ville de leur chant bizarre. Les min-min zemi, comme on les appelle ici, stridulent decrescendo en cinq ou six temps, se taisent, mélancoliques, puis vibrent de nouveau ; leur mélodie n’a rien de commun avec celle de leurs cousines provençales, quand bien même elle résonne à nos oreilles avec une certaine familiarité : comme une madeleine télévisuelle, elle rappelle Ranma 1⁄2 ou Neon Genesis Evangelion, entre autres dessins animés nippons qui inondaient les écrans des années 90 et dans lesquels les min-min zézayaient en fond sonore.
Et pour peu qu’une libellule géante – Tokyo en regorge – volette à vos côtés, c’est une confusion magique, une fabuleuse étrangeté qui, d’un coup, semble vous lier à la capitale, comme si le réel et la fiction, l’hier et l’aujourd’hui, le connu et l’inconnu jouaient ici à de vertigineuses parties de cache-cache. Comme l’héroïne du film de Sofia Coppola, campée par une Scarlett Johansson au spleen contagieux, on se sent un peu en décalage, perdu, Lost in Translation (2003). C’est que les hôtels de très haut standing, à Tokyo plus qu’ailleurs, raffolent de l’altitude, à l’image du Park Hyatt, perché au sommet d’une tour de 235 mètres, du haut duquel l’actrice regarde la ville, retranchée derrière les baies vitrées de son palace ultramoderne.
Tokyo, de haut en bas
On accède à ces édens ouatés par l’entremise d’ascenseurs particulièrement véloces dans lesquels une voix de fillette nous annonce les étages – 50e, 55e et au-de- là –, avant que ne s’offrent à nous des raffinements de bois clair et de papier washi. Là, bruisse à peine l’étoffe des kimonos dont le personnel se vêt. Ainsi de l’hôtel Aman, qui toise Otemachi, le quartier financier, et les masses vertes des jardins impériaux. Ainsi de l’hôtel Andaz, depuis lequel les immeubles voisins ont l’air de pièces de Lego ridicules. Et ainsi, donc, du Park Hyatt, bulle sereine bien qu’un peu aseptisée dominant Shinjuku, secteur mi-financier mi-noctambule qui, lui, à l’inverse, n’a rien de lisse. Shinjuku grouille, clignote, tonitrue, vrombit à toute heure ; Shinjuku vous enivre avec ses karaokés, ses bars à tenancières travesties et ses izakaya, bistrots de poche, tous bardés d’enseignes pétaradantes.
Certes, Tokyo est un territoire où l’ordre, la rigueur, la sécurité et la politesse, courbettes à l’appui, ne sont pas de vains mots, comme en attestent ces multiples « arigato gozaimasu », sortes de mercis formels, dont vos interlocuteurs ponctuent tous les échanges à foison. Combien de fois faut-il le dire ? « Jamais assez ! » vous répondront les Tokyoïtes. Et pourtant, quelle drôle d’ambiance débraillée règne dans les ruelles de Shinjuku ! Quel désordre ripailleur et bambochard anime les arcades ferroviaires de Ginza, plus à l’est, où s’agglutinent les restaurants bon marché ! Les serveurs hurlent en chœur et vous bousculent, les dîneurs s’esclaffent, fument clope sur clope et lèvent largement le coude, ça sent le porc pané, la bière pression et la saumure – il y a des tsukemono, les pickles locaux, à tous les repas. Si cette Tokyo-là vous déroute, c’est à hautes doses de jovialité !
Hyper-stimulations
Et puis soudain, à quelques rues des points chauds, le silence. La Tokyo du sol et des rez-de-chaussée palpite, mais dès qu’on quitte les grands axes, elle sait aussi, souvent, se taire : on y entendrait presque voler une mouche (ou une cigale !). Prenez le petit district d’Higashi-azabu, hyper-central mais tellement assoupi et croquignolet qu’on se croirait dans quelque lointaine province. C’est pourtant là que la marchande d’art Atsuko Ninagawa a choisi d’installer sa galerie – elle y montre, de l’Allemande Charlotte Posenenske au Japonais Taro Izumi, la crème des plasticiens cérébraux. « C’est un coin de petits commerçants et de vieilles familles, détaille-t-elle, où l’on organise des fêtes de quartier et où les habitants veillent les uns sur les autres. Mais Higashi-azabu peut également se montrer haut en couleur. Juste à côté de ma galerie, il y a un artisan qui fabrique des tatamis traditionnels, mais aussi un love hotel à tendance sadomaso, le tout surplombé par cette drôle de tour de Tokyo, qui nous observe. » La tour de Tokyo, c’est cette flèche rouge et blanche, datant de 1958, destinée à la radiodiffusion, qui semble être le fruit des amours illégitimes entre la tour Eiffel et la fusée de Tintin dans Objectif Lune.
Parmi les dizaines de mini-districts aux ruelles calmes, à l’image d’Higashi-azabu, il faudra aussi baguenauder à Uehara, parsemé de somptueuses villas en béton velouté à la Tadao Ando, à Daikanyama, où concept-stores et coffee-shops haut de gamme (Saturdays NYC, Kashiyama…) se nichent entre les riants jardinets, ou encore à Yanaka, l’un des rares coins que les bombes des Alliés, durant la Seconde Guerre mondiale, ont épargnés, en témoignent ces vénérables maisonnettes en bois où logent des néo-antiquaires, comme Ryu Takahashi et sa boutique Classico, et des échoppes de nouilles soba au sarrasin, comme Nezu Takajo. Autant de « villages » bosselés de petits monts et piqués de verdure où les citadins respirent un peu mieux qu’ailleurs. Car souvent, et plus encore si la touffeur caniculaire de l’été s’en mêle, Tokyo étouffe.
« Trop dense, trop haute, trop chère, Tokyo est parfois inconfortable, si bien qu’on s’y sent à l’étroit, déplore le jeune designer Baku Sakashita, dont l’appartement-atelier, lumineux, au cordeau, mais minuscule en effet, se loge dans un immeuble aérien d’Hachimanyama, un coin résidentiel de l’ouest de la ville. Alors quotidiennement, avec ma femme, nous marchons jusqu’au parc d’Hamadayama, rempli de beaux arbres et de pelouses. On y fait des exercices, on y joue du ukulélé, on y cueille des branches de cerisiers. Tout y est paisible et laisse à croire que, même en plein centre de Tokyo, vivre en accord avec la nature est possible. »
La nature, toute domestiquée qu’elle est, se donne ici volontiers en spectacle. Ainsi de la rivière Meguro, que l’on a majestueusement canalisée dans un lit de béton et qui, bordée de cerisiers, attire au printemps des millions de flâneurs se livrant au hanami, cette « contemplation des arbres en fleurs », dont les pétales tombent joliment sur les flots, tandis que sur les rives ont éclos des dizaines de terrasses de la plus branchée des espèces. « Et pourtant, quand j’étais ado, la Meguro n’était qu’un cloaque nauséabond. Personne n’aurait eu l’idée de se promener là ! rigole Sho Kurokawa. La désirabilité de Nakameguro, le quartier qui s’étend de part et d’autre de la rivière, est un phénomène nouveau. C’est ça, Tokyo : une ville hyper-stimulante, presque trop, où les goûts changent vite, où les modes sont dures à suivre », résume encore cet architecte trentenaire, espérant en filigrane qu’OND, le restaurant qu’il vient d’aménager par ici, connaisse un destin durable.
Tokyo, entre shopping et shinto
Ah ! Tokyo et ses modes… Il existe un cliché selon lequel les jeunes Tokyoïtes seraient des fashion victims en puissance aux cheveux fluo et aux looks tous plus délurés, plus mangaesques les uns que les autres. Il y avait de cela, peut-être, dans les années 90. C’en est fini : le trop grand, le ton sur ton, le passe-muraille, l’informe parfois, voilà vers quoi penchent aujourd’hui, avec beaucoup de panache, les filles et les garçons dans le vent. Tout de gris, de kaki et d’étoffes grèges vêtus, ils déambulent en bandes à Shibuya, le coin de la mode pointue – Ambush, Archive Store, Graphpaper, c’est là qu’ils s’habillent –, voire sur Omotesando, l’avenue Montaigne locale, et marquent parfois une pause, entre deux boutiques, dans un sanctuaire shinto – Tokyo en fourmille. Drôle de scène, alors : posant à terre leurs paquets d’emplettes, ils agitent la cloche rituelle puis tapent deux fois dans leurs mains comme l’exige le culte. Drôle de voisinage, aussi, entre cette ferveur immémoriale et, tout autour, ces vaisseaux amiraux ultra-contemporains, spectaculaires, tout à la gloire du consumérisme.
Dans cet écosystème se sont construits Issey Miyake et Comme des Garçons, parmi les divinités du prêt-à-porter nippon, ou encore Louis Vuitton et Prada qui, pour leurs méga-magasins d’Omotesando, ont commissionné respectivement Jun Aoki et Herzog & de Meuron. Le duo d’architectes suisses a en effet imaginé pour la marque italienne un édifice minéral, translucide, facetté comme un diamant XXL. « Mais il y a aussi, à Tokyo, une certaine beauté de l’architecture lambda, plaide Sho Kurokawa. J’aime les petits immeubles un peu ennuyeux des années 80 et 90 que l’on voit partout, avec leurs revêtements carrelés, pas chers, blancs ou gris, facilement nettoyables. Même le très commun, ici, a de l’attrait. » Ne tiendrait-on pas là la plus belle définition de Tokyo ? Une mégapole impressionnante où même la banalité la plus grande, qu’elle se loge dans un bruit d’insecte ou dans une façade sans éclat, vous prend aux tripes.
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