Lancer une entreprise sur un échec… Paradoxalement, nombreux sont les entrepreneurs à relever ce défi. Il y a onze ans, un fabricant de mobilier allemand contacte Chris Martin et Magnus Elebäck pour la conception d’une chaise en métal. Mais l’affaire tourne court, le client estimant que leur création sera impossible à produire. Le duo ne peut se résoudre à mettre de côté son idée et décide de trouver l’usine capable de réaliser cette pièce pour l’autoéditer. À l’occasion de la Stockholm Furniture Fair, en 2009, son studio de design, Massproductions, devient une marque célébrant le lancement de sa première chaise : Tio.
« Plus globalement, explique Magnus Elebäck, nous étions déçus par la façon dont fonctionnait l’industrie. Pour survivre en tant que consultant, il faut avoir au moins une bonne idée par semaine, ce qui est impossible ; en avoir trois ou quatre chaque année, c’est déjà énorme. Il est ensuite très difficile de contrôler ce que devient le dessin une fois concrétisé. » Faire du studio une maison d’édition à part entière était une façon de tout maîtriser, de l’idée initiale jusqu’au packaging. Dix ans plus tard, les deux créateurs continuent d’interroger les systèmes de production et de multiplier les collaborations avec des fabricants de l’Europe entière. Pour mener à bien leur tâche, ils voyagent à la recherche des meilleures usines : en Suède, en Pologne, en Belgique, en République tchèque ou au Portugal. Les méthodes de travail et les techniques rencontrées sont analysées avant que Chris, l’unique designer de Massproductions, ne les « challenge » ou, au contraire, s’adapte à elles et, surtout, y puise de nouvelles idées.
Pour expliquer ce fonctionnement singulier, l’histoire de la discipline est convoquée : « Les grandes réussites sont celles où le designer a été étroitement associé au développement de son produit. C’est grâce à cette proximité entre lui et l’entreprise que le design danois des années 50 et 60 a connu un tel succès. Ce dialogue est important et a été un peu oublié au début des années 2000 avec l’avènement du designer star, qui multipliait les dessins sans travailler sur les finitions avec les entreprises », détaille Magnus Elebäck. Cette maîtrise permet aussi au duo de se persuader au passage que la production de masse est une réponse adéquate à la crise écologique : « Fabriquer des produits rationnels avec des entreprises responsables est le meilleur moyen de s’assurer qu’il n’y a pas de gaspillage de matière première. L’artisanat, de son côté, ne peut faire face en quantité suffisante aux besoins actuels. »
Créer des classiques
La chaise Rose en est un très bon exemple. Sous des lignes sculpturales et joyeuses se cache un modèle déterminé par son processus de production : la coupe du bois laminé est pilotée par un ordinateur qui n’autorise quasi aucun déchet ni perte. Et c’était déjà le cas avec la chaise Tio, dont la structure en fil d’acier évitait tout gaspillage. Dans le nord de l’Italie, le duo a récemment découvert une usine qui réalise des modèles en béton moulé. Elle leur a permis de développer Colossus, une grande table ovale, munie d’un seul pied central. C’est ainsi que, depuis dix ans, sont façonnées au gré des différentes quêtes un ensemble hétéroclite de collections.
L’implantation à Stockholm, les origines suédoises de Magnus Elebäck, le fait que Chris, le designer anglais, s’attache à créer des pièces élégantes et sobres, n’invitent pas pour autant Massproductions à se revendiquer d’une quelconque école scandinave. « Notre idée est de faire des classiques, de laisser le temps aux produits de s’installer. Je trouve très satisfaisant de voir que certains de nos anciens modèles sont découverts par de nouveaux publics. Pour les faire évoluer, on peut se contenter d’en changer simplement les tissus, les matériaux, de modifier certains détails – si Chris le juge nécessaire –, ou de s’adapter au développement des techniques », se réjouit Magnus.
Et le succès est au rendez-vous : il y a quelques années, pour leurs sièges d’entreprise respectifs, Hermès et Swarovski leur ont passé commande de mobilier ; de même que le Nationalmuseum de Stockholm ; ainsi que le célèbre artiste contemporain Urs Fischer, qui leur a acheté toute une série de meubles pour son studio de Brooklyn, preuve de la versatilité de cette maison d’édition discrètement installée dans le paysage du design actuel.