Aussi vénéré que vilipendé, Le Corbusier est une figure du père pour les brutalistes parisiens. Un père à tuer, donc. La caserne Masséna de 1971, qui pavoise entre les portes d’Ivry et de Vitry, est en ce sens symptomatique. On jurerait, en tournant autour, qu’elle est signée « Corbu ». Il s’agit là d’une « unité d’habitation » en béton précontraint, fier bloc amolli de courbes par endroits, qui semble faire écho à la villa Planeix toute proche, petit chef-d’oeuvre des années 20 du même Corbu. Erreur : c’est Jean Willerval, architecte nordiste, qui en est l’auteur, lequel n’hésitait pas à clamer, paraît-il, que sa caserne devait s’envisager comme « une Cité radieuse, mais la poésie en plus, par l’arrondi général de la structure… »
« Antipoétique », Le Corbusier serait encore le grand coupable de tous les travers de l’urbanisme « de dalle », qui consiste à séparer les flux piétonniers et automobiles en créant plusieurs niveaux de sols et dont la France, après la guerre, a usé et abusé. Esplanades battues par les vents, routes souterraines et tours sans âme : voilà ce qu’aurait inspiré La Charte d’Athènes, élaborée par le Fada en 1933. Reconnaissons-le, la dalle de la Défense n’est jamais citée dans le top 3 des coins les plus riants d’Île-de- France. On le sait peu, d’ailleurs, mais le quartier d’affaires des Hauts-de-Seine abrite en son sein de grands ensembles iconiques où vivent des milliers d’habitants. Hélas, qu’elles font grise mine, ces résidences utopistes et brutalistes ! Vision 80, une barre tristounette, surplombe des couches et des sous-couches de galeries commerciales désertes.
Pas plus fringants, Les Damiers, quatre immeubles en gradins de 1974, sont aujourd’hui en partie promis à la destruction afin qu’un promoteur russe puisse ériger, à leur place, les tours jumelles Hermitage – une opération pharaonique aux contours encore flous. À une époque, pourtant, ces pyramides imaginées par Jacques Binoux et Michel Folliasson portaient beau : vue sur la Seine, ensoleillement maximal, peu de bruit – les voitures se nichant en sous-sol dans un parking de 2 400 places – et beaucoup d’allure – on a recouvert les 25 000 m2 de façades de panneaux de béton préfabriqués à motifs circulaires (les fameux damiers) du plus bel effet graphique ; on a installé dans un atrium une série de sculptures délicieusement colorées, sorte de jeu de quilles géant signé Marthe et Jean- Marie Simonnet.
Aujourd’hui ? Les panneaux se fendillent, les terrasses menacent de tomber en ruine, les ascenseurs se bloquent et les « quilles » ont bien pâli. Attristés, « Lessim » – ainsi que le couple d’artistes signe ses oeuvres – envisageraient d’aller repeindre eux-mêmes leurs créations. Même les étudiants de l’école de commerce EDC, sise aux Damiers, ne parviennent pas à insuffler la moindre vie à cet ensemble croulant. Malgré la création, en 1999, par le ministère de la Culture, d’un label « Patrimoine du XXe siècle » visant à la valorisation et à la protection des édifices modernes, les grands ensembles et autres cités d’Île-de-France, souvent érigés en lieu et place d’anciens bidonvilles, dépérissent au mépris des autorités.
Ainsi vous sembleront-elles élégiaques, de loin, ces tours Nuage de Nanterre conçues par Émile Aillaud et sur lesquelles le plasticien Fabio Reti, à la fin des années 70, a dessiné des volutes de cumulonimbus. Mais de près ? Certes, les sentiers sinueux et les bossellements des sols, oeuvres paysagistes à part entière, impressionnent encore, mais les gratte-ciel érodés, décolorés, ghettoïsés – et pourtant labellisés – ne respirent pas la franche joie de vivre.
Les célébrissimes Choux de Créteil de 1974 ? Malgré leurs silhouettes épatantes – diable, des balcons aux formes feuillues ! –, ces immeubles ont toujours été dûment moqués. « En fait de choux, ce sera mon plus beau navet », aurait plaisanté Jacques Séguéla, responsable à l’époque d’une campagne de publicité ratée censée promouvoir les lieux. « L’architecte s’est suicidé en voyant la laideur de son oeuvre », raille en substance Vincent Elbaz dans Tellement proches, comédie d’Olivier Nakache et Éric Toledano tournée là-bas en 2008. Mais non, Gérard Grandval, l’architecte en question, est toujours en vie, merci pour lui ! On se réjouira même que leurs façades soient respectueusement rénovées – l’entreprise en charge des travaux a dû fabriquer des nacelles spéciales – et qu’une politique de mixité sociale, entre appartements d’étudiants et logements sociaux, y soit mise en oeuvre.
Le bon-vivre et le brutalisme feraient-ils ainsi, parfois, bon ménage ? C’est ce qu’on s’est dit, par moments, en cheminant dans le dédale du centre-ville d’Ivry-sur-Seine, immense opération immobilière menée dès 1969 par Renée Gailhoustet, alors architecte en chef de la ville, et Jean Renaudie, invité par la première à en repenser le plan-masse : Gailhoustet dessinera des tours strictes et altières autour desquelles Renaudie répartira ses fameuses « Étoiles », bâtisses hypercomplexes à angles aigus. Le tout, vue de l’intérieur ou d’avion, vous fait l’effet d’une sculpture cubiste géante. Coeur du projet, l’ensemble Jeanne-Hachette, hélas, n’est pas au mieux de sa forme. À commencer par ses galeries commerciales, où les rideaux de fer sont baissés et où zonent les désoeuvrés.
Pourtant, le charme opère sur le promeneur comme sur les habitants : une rampe, quelques escaliers, et vous voilà sur une terrasse où s’alignent les jardinières ; plus loin, un arbre vénérable coiffe un patio de son ombre ; là, une drôle d’impasse en entresol où de vieux messieurs devisent sur un banc ; au détour d’une coursive, voici un jardin partagé qui apparaît, îlot champêtre enjambant l’avenue Georges-Gosnat. Sols, plafonds, terrasses, jardins, étages : ici, tout se mêle et se confond. « On a atomisé la notion de façade ! » s’enthousiasme même le paysagiste, urbaniste et architecte Serge Renaudie, fils de Jean, qui a longuement travaillé avec son père sur le projet. « Jean Renaudie se passionnait pour les villages anciens du Var comme Ramatuelle ou Gassin, tout en sinuosités, pleins de passages et de maisons imbriquées, raconte-t-il. Cela se voit dans les Étoiles… »
Il y a quatre ans, la jeune agence d’architectes Martinez Barat Lafore a quitté le centre de Paris pour s’installer dans un de ces appartements d’Ivry. Sans regrets. Benjamin Lafore, l’un des deux cofondateurs, loue « la lumière, la modularité, le dessin parfait » des lieux. « Chez Renaudie, poursuit-il, le béton n’était pas une fin mais un moyen : toutes les terrasses avaient vocation à être végétalisées. L’architecte avait même donné aux habitants des trucs et astuces pour installer des treilles sur leurs murs extérieurs ! » Demi-succès : si certains pans des Étoiles foisonnent effectivement de verdure, d’autres semblent au contraire bien âpres – des « angoisses infondées d’étanchéité », tonne Serge Renaudie –, ce qui ne semble pas décevoir les étudiants en architecture qu’on croise souvent ici, mitraillant et instagrammant au smartphone, subjugués, l’héritage de Renaudie et Gailhoustet.
Benjamin Lafore reconnaît d’ailleurs que travailler ici l’inspire. À Arcueil, son agence oeuvre à la densification d’une maison de maître. L’extension qu’il a imaginée avec son collègue, sorte de pointe triangulaire s’ouvrant sur une terrasse, n’est pas sans rappeler le style Renaudie. « Car, en vivant ici, nous avons observé tout ce que cette forme permettait en termes de luminosité, d’espaces extérieurs, de rapport non intrusif au voisinage… » Le brutalisme parisien, aussi délaissé et déconsidéré soit-il, n’a décidément pas fini de nourrir les imaginaires.