En passant en coup de vent dans le Chinatown de San Francisco, on pourrait croire, de prime abord, que son âme s’est envolée. Jackson Street, l’un de ses axes majeurs, grouille de touristes qui, après avoir écumé les étals de pacotilles, s’engouffrent dans des restaurants usines où l’on cuit, à la chaîne, des canards laqués pas toujours fameux. Partout, des guirlandes de lampes de papier, des fanions, des façades criardes donnent au quartier des allures de fête foraine kitsch un peu toc.
Quant au Financial District, dont les gratte-ciel rutilants jouxtent le secteur, il semble tout près d’engloutir, avide de mètres carrés, les petits immeubles bardés d’idéogrammes. Certains Chinese-Americans, comme se baptisent ici les Américains d’origine chinoise, vous diront d’ailleurs que le « vrai » quartier chinois de San Francisco a déjà migré. Richmond, dans l’ouest de la ville, et Downtown Oakland, de l’autre côté de la baie, se disputeraient même le titre de « New Chinatown ». Et pourtant, le plus vieux Chinatown du monde, celui qui fut fondé au XIXe siècle par les premiers immigrés venus de l’empire du Milieu, attirés par la ruée vers l’or, affiche encore une belle santé, pour peu qu’on veuille bien s’y plonger.
Brandon Jew en est le chef le plus à la mode depuis qu’il a ouvert, en 2016, au 28 Waverly Place, son restaurant néo-cantonais Mister Jiu’s. Comme beaucoup de Franciscanais d’origine chinoise, le trentenaire a certes grandi dans Richmond mais c’est à Chinatown, où ses grands-parents vivaient, que ses plus vifs souvenirs d’enfance se sont imprimés. « Plus jeune, j’étais un garçon un peu gros qui adorait manger, racontet- il, et qui s’est vite rendu compte que la nourriture était un bon moyen de rassembler la communauté. En revenant avec Mister Jiu’s dans le quartier de mes aïeux, j’essaie de perpétuer cela : je me vois comme un continuateur, pas comme un arriviste qui débarquerait là avec ses recettes chinoises modernisées » – soit dit en passant, il faut goûter à tout prix ses épatants cakes au panais !
Incollable sur l’héritage culinaire de Chinatown, il nous parle avec des trémolos dans la voix de Johnny Kan, chef légendaire qui exerçait à deux rues de Mister Jiu’s, ou encore des lieux chargés d’histoire où il s’est installé. « Dès 1890, il y avait déjà eu ici un restaurant, Hang Far Low. Puis il y a eu Four Seas ; je me souviens encore de la fête de mariage que mon oncle a donnée à l’étage. Et aujourd’hui, rendez-vous compte, c’est chez moi ! » Même si l’agence d’architecture Boor Bridges a largement épuré l’intérieur, de délicieux détails ont été conservés, comme ces lustres plaqués or en forme de fleurs de lotus sous lesquels, chaque soir, des hordes de dîneurs branchés et argentés sont à la fête. Plus sélect encore, le restaurant Eight Tables, que le chef George Chen vient d’ouvrir sur Kenneth Rexroth Place, à quatre blocks de là : huit tables effectivement, où l’on déguste de la très haute gastronomie chinoise. Le quartier, comme San Francisco tout entière, tendrait-il à ne devenir que le terrain de jeu des ultrariches ?
N’enterrons pas trop vite Chinatown le populaire. Quand on discute avec Brandon Jew, on entend, sur un balcon voisin, une grand-mère qui joue du dizi – sorte de flûte traversière en bambou – juste pour elle et non pour le folklore. Waverly Place, ruelle un peu cachée, héberge encore des apothicaires et des acupuncteurs traditionnels dont les devantures brinquebalent. Au numéro 125, on tombera sur le temple Tin How, le plus ancien édifice taoïste des États-Unis, où, certains jours, peuvent se tenir de ferventes cérémonies. Et quand on débarque, non loin de là, à Portsmouth Square, l’ambiance n’a rien à envier à celle de la vieille ville de Shanghai, avec ces armadas de papys, tous assis sur des boîtes de tofu vides, qui jouent passionnément au go. C’est d’ailleurs autour de cette esplanade que le quartier a pris racine. Mais le Chinatown des origines n’a rien à voir avec les rues proprettes et bariolées qui le traversent aujourd’hui…
À la fin du XIXe siècle, il n’y a rien de plus louche et de plus insalubre que ces quelques blocks où les marins et les orpailleurs s’encanaillent : on vient ici pour les jeux d’argent, les filles « de mauvaise vie » et l’opium. Un « quartier rouge » que l’énorme tremblement de terre de 1906 réduira à néant. Opportunistes, les autorités municipales pensent tenir, avec cette catastrophe, un bon prétexte pour déloger du centre-ville ce « cancer au coeur de la cité » – comme certains désignaient, non sans racisme, le quartier chinois – et le reconstruire le plus loin possible, à Hunter’s Point, précisément, une zone boueuse de l’extrême sud-est de la ville.