Cofondatrices de l’agence Grafton Architects à Dublin, les Irlandaises Yvonne Farrell et Shelley McNamara sont les heureuses commissaires de la 16e Biennale d’architecture de Venise, le rendez-vous international majeur de la discipline. En guise de fil conducteur, elles ont choisi « Freespace », dont chaque participant livre sa propre définition sur la lagune. Ouverte, pour ne pas dire vague, la thématique met à l’honneur les espaces libres, démocratiques et non programmés, qui échappent à la détermination et que des usages spontanés viennent activer. Dans leur manifeste, elles expliquent que « le “freespace” nous encourage à revoir nos façons de penser, de voir le monde, à inventer des solutions dans lesquelles l’architecture agit pour le bien-être et la dignité de chaque habitant de cette planète fragile ».
À la prise de position militante, les deux architectes ont ainsi préféré le consensus, ce qui leur est d’ailleurs reproché. Heureusement, certains se sont emparés du thème avec engagement, réveillant cette biennale quelque peu convenue qui ne restera sûrement pas dans les annales. Pour cette édition, 63 pays sont représentés, parmi lesquels 6 participent pour la première fois : le Liban, le Vatican, Antigua-et-Barbuda, l’Arabie saoudite, le Guatemala et le Pakistan. L’exposition principale rassemble 71 équipes d’architectes avec son lot de stars (Peter Zumthor, Eduardo Souto de Moura, David Chipperfield, Bjarke Ingels…) et de signatures à découvrir.
1/ Le pavillon britannique
Une chose est sûre, la participation britannique, titrée « Island », a le mérite de ne laisser personne indifférent. Les commissaires Caruso St John et Marcus Taylor ont opté pour un choix radical : laisser le pavillon entièrement vide ! Interloqués, les visiteurs sont invités à emprunter les escaliers en échafaudages qui mènent directement sur le toit, transformé pour l’occasion en une vaste terrasse avec vue imprenable sur la lagune. Une charge anti-Brexit pour dire la situation d’isolement que le Royaume-Uni a choisie en 2016. « Dans un premier temps, expliquent les commissaires, quand vous voyez le pavillon couvert d’échafaudages, vous pourriez penser que le bâtiment est en cours de rénovation. C’est intentionnel. Cela suggère que quelque chose d’inhabituel, une sorte de hiatus, est en train de se produire. » Le jury a attribué une mention spéciale au pavillon britannique.
Les commissaires Traumnovelle & Roxane Le Grelle n’ont pas oublié que les visiteurs de la biennale ne passent que quelques minutes dans chaque pavillon. Aussi, une installation efficace vaut parfois mieux qu’un long discours. « Eurotopie » métamorphose le pavillon belge en amphithéâtre, convoquant le bleu cinglant de notre drapeau européen et une lumière laiteuse. De part et d’autre, des espaces reclus, symbolisant la désunion de l’Europe : « Dans les niches latérales, où se réfugient ceux qui préfèrent penser seuls au destin de l’Union européenne, le plafond est à portée de doigt. » Une métaphore architecturale et un engagement politique en faveur de l’Europe qui, selon les commissaires, est le dernier grand récit capable de faire front face aux nationalismes.
3/ Le pavillon suisse
Récompensée par le Lion d’or de la meilleure participation nationale, la Suisse a inondé les réseaux sociaux avec une installation particulièrement photogénique signée Alessandro Bosshard, Li Tavor, Matthew van der Ploeg et Ani Vihervaara avec Pro Helvetia : « Svizzera 240: House Tour ». À première vue, rien d’autre qu’un banal appartement entièrement vide. Puis on perd très vite ses repères. À hauteur d’yeux, rien ne se passe comme prévu : une porte minuscule qui nécessite de se plier en deux, une fenêtre trop haute pour être accessible. Les jeux d’échelles successifs concourent à déstabiliser le visiteur. À travers ce pavillon ludique, les architectes suisses renversent la norme : au lieu de représenter la construction, ils construisent la représentation. Ou comment remettre en question la normalisation des espaces domestiques. « Nous espérons vivement que cela ouvre de nouvelles voies de réflexion sur le rôle que joue la coque intérieure des appartements dans le façonnement de nos vies et de nos identités. »
4/ Le pavillon français
Le collectif d’architectes Encore Heureux (Nicola Delon, Julien Choppin et Sébastien Eymard) a saisi l’opportunité de cette biennale pour présenter dix « Lieux infinis » qui ont en commun d’avoir pris des chemins de traverse pour exister : « Des lieux ouverts, possibles, non finis, qui instaurent des espaces de liberté où se cherchent des alternatives. » La Friche la Belle de Mai à Marseille, le 6B à Saint-Denis ou encore La Ferme du bonheur à Nanterre investissent le pavillon français pour partager leur histoire et transmettre l’énergie collective sans laquelle ils n’auraient pu voir le jour. Pour donner une dimension pratique et locale à leur proposition curatoriale, Encore Heureux investit un onzième lieu le temps de la biennale. Située sur l’île du Lido et désaffectée depuis 1999, la Caserma Guglielmo Pepe est réactivée par des hébergements temporaires ainsi que par une riche programmation artistique et culturelle .
5/ Les maquettes de Peter Zumthor
Quel rapport entre la proposition de Peter Zumthor et la thématique générale « Freespace » ? A priori aucun ! Mais il est difficile de ne pas se laisser happer par la salle située dans le pavillon central des Giardini, où le maître suisse présente « Dreams and Promises », une impressionnante collection de maquettes issues de son atelier. « Dans une société qui célèbre l’inessentiel, dit-il, l’architecture peut opposer une résistance, contrecarrer le gaspillage des formes et des significations, et parler sa propre langue. Je crois que le langage de l’architecture n’est pas une question de style spécifique. » Cette installation raconte ainsi la production de Peter Zumthor et célèbre le « fait main », plus que jamais présent dans cette biennale.