C’est une curiosité comme les environs de San Francisco, patrie de la contre-culture, en ont parfois le secret. À dix minutes de la métropole, une fois franchi le pont du Golden Gate, la bourgade de Sausalito vous étonne et vous charme illico. Oui, son centre-ville ourlé de terrasses en bord de mer fait le bonheur des touristes chics. Oui, ses collines huppées rivalisent de vues démentes.
Mais, ce qui sidère le plus le visiteur, c’est le quartier de Waldo Point Harbor, véritable village flottant comme ceux qui peuplent les lacs et les lagons d’Asie du Sud-Est, où quelque 400 bateaux-maisons (houseboats en VO) mouillent sur les eaux calmes de la baie de Richardson. Ces domiciles aquatiques sont tous amarrés à un vaste réseau de pontons sur pilotis, ici, appelés « docks », qui cultivent chacun leur singularité.
Sur le Van Damme Dock, les façades de bois se déclinent en tons vifs et pastel façon Scandinavie, comme si Bergen ou Reykjavík s’étaient soudain jetées à l’eau. Le Main Dock, lui, s’avère moins pimpant avec, ici et là, des toits menaçant ruine, des habitacles mangés par le sel et des bicoques sans prétention. Quant à l’Issaquah Dock, on lui décerne sans conteste la palme de l’élégance, les dizaines de bateaux – de vaisseaux ? – qu’il héberge affichant tous des looks dignes des plus belles villas de Malibu : grandes baies vitrées et transats de designers.
Mais partout, comme pour donner une cohérence « urbanistique » à l’ensemble, sont disséminées des centaines de crassulas en pots de terre cuite qui végétalisent les circulations, comme chez nous les platanes et les tilleuls en bord de voies. Il y a encore, notamment sur le South 40 Dock, ces pontons qui s’élargissent puis se resserrent pour former des placettes, lieux de socialisation où l’on discute entre voisins du temps qu’il fait – souvent très beau, parfois brumeux.
Et, pour déambuler dans le « quartier », les autochtones pagaient joyeusement, passant d’un dock à l’autre juchés sur leur paddle. Ajoutez à cela des chats de race qui se prélassent, quelques otaries qui pointent leur museau, et vous obtenez une marina aussi paradisiaque que gentiment foutraque, où l’expression « communion avec la nature » est sur toutes les lèvres.
On ne s’étonnera alors pas que, dans les années 50 et 60, ces maisons flottantes aient aimanté tout ce que l’Amérique compte de beatniks et de hippies. On croisait là l’écrivain et homme de cinéma Shel Silverstein, le plasticien Jean Varda (cousin de la grande Agnès) et le philosophe Alan Watts, qui vivaient ensemble sur l’ancien ferry Vallejo. Otis Redding, lui, composa (Sittin’ on) The Dock of the Bay, chanson tout à la gloire des paysages californiens, sur un rafiot du coin en 1967.
Une faune d’artistes turbulente bambochait le soir sur le Charles Van Damme, gros ferry de 1916 reconverti en dancing, en éclusant des litres d’alcool. Aujourd’hui, il ne reste plus rien du navire, mis en pièces il y a trente-cinq ans, ni plus grand-chose de l’ambiance « squat aquatique » qui régnait là. Sur le parking de Waldo Point Harbor où tous les habitants des maisons flottantes laissent leurs véhicules, c’est un ballet permanent de Cadillac et de 4 x 4 monumentaux.
Et le marché immobilier ? Comptez deux millions de dollars – sans les frais d’entretien, colossaux – pour la barge de vos rêves. Sausalito, bien en phase avec la sociologie des banlieues nord de San Francisco, tend donc à sacrément s’embourgeoiser. L’origine du village flottant, pourtant, est plutôt à chercher du côté des classes populaires.
Au début du XXe siècle, Sausalito jouit d’une certaine diversité sociale. Il y a ces Franciscanais fortunés, déjà, qui passent le week-end à bord de leur ark (« arche » en français, oui, comme celle de Noé). Ces embarcations peu maniables à toit incurvé – arqué, donc – sont ancrées au petit bonheur dans la baie. Il y a, bien plus pauvre, ce centre-ville en forme de nœud maritime et ferroviaire où gravitent dockers portugais, commerçants italiens et marins chinois. Ils sont les premiers touchés quand, en 1906, un tremblement de terre de magnitude 7,8 dévaste la région. Pour abriter les milliers de sinistrés, on réquisitionne alors des centaines d’« arches » qui, fixées à des piliers de fortune, s’avéreront les abris les plus sûrs contre les répliques du séisme.
Le premier quartier sur l’eau de la municipalité, c’était celui-là : une grappe d’hébergements d’urgence pérennisés faute de mieux. C’est la Seconde Guerre mondiale qui donnera un deuxième souffle aux architectures aquatiques du coin. En ce temps-là, les chantiers navals de Sausalito contribuent à l’effort de guerre en fabriquant, entre autres équipements flottants, des dizaines de remorqueurs destinés à nourrir les batailles du Pacifique. Une fois l’armistice signé restent sur le carreau des tonnes et des tonnes de matériel qui, sans l’inventivité des Sausalitiens, aurait bêtement rouillé.
Voici donc des barges en pagaille, des morceaux de remorqueurs, des tankers fragmentés, des flopées de péniches de débarquement – telles que celles qui accostèrent sur les plages de Normandie en 1944 – et même des vaisseaux anti-sous-marins que tout le monde va retaper, adapter, repeindre et remettre à flot pour en faire de drôles de chez-soi. On s’improvise artiste de la bricole. On se découvre génie de la récup’.
Ainsi de Susan Neri, graphiste aujourd’hui retraitée et rare ex-hippie encore en place, dont la maison, nommée Lonestar, ancienne péniche de débarquement qu’elle a customisée, arbore des fenêtres en provenance d’une demeure victorienne en ruine des environs… Mais ce Sausalito de l’après-guerre, où l’architecture se dévergonde et où l’on s’amarre à la diable, ne va durer qu’un temps.
Dans les années 70, les autorités du comté de Marin, dont la ville dépend, commencent à s’inquiéter de ces quartiers aquatiques qui tiennent davantage du cloaque insalubre que de la coquette marina. D’autant plus que certains logis prennent l’eau et dérivent, mettant en danger ceux qui les habitent et leurs voisins.
Alors, pour ordonner tout cela, on installe l’éclairage public et des commodités sanitaires. On impose des restrictions dûment inscrites dans le code municipal : pas de pont plus étendu que 1 700 pieds carrés (158 m2), pas de maison plus haute que 18 pieds (5,5 mètres). On érige des pontons au bord desquels les riverains sont forcés de s’accrocher. Et même si quelques loups (de mer) solitaires préfèrent encore aujourd’hui mouiller sans voisins, presque au large, tout le monde est plus ou moins entré dans le rang.
Les architectures flottantes, d’ailleurs, tendent à se normaliser elles aussi : peu à peu, les barges militaires rafistolées disparaissent au profit de maisons plus commodes qu’on érige sur des blocs de béton flottants. Est-ce à dire que Sausalito s’est assagie ? N’enterrons pas trop vite ses icônes fantaisistes qui, ici et là, plastronnent encore vaillamment.
Au large du port de plaisance de Pelican Harbour, on aperçoit par exemple une réplique du Taj Mahal, houseboat d’un kitsch absolu que s’est fait construire, non sans humour et tout en sols de marbre, le magnat des vignobles Bill Harlan. Revendu depuis, ce mastodonte abrite encore un ascenseur secret et un solarium king size propice à la méditation.
Sur le South 40 Dock, on s’amuse de ce bateau sinisant, étrange au possible, qui arbore un toit pointu de pagode, de grands éventails de soie en guise de rideaux et, en son sommet, deux grosses fenêtres toutes rondes qui lui font une tête de rapace nocturne. The Owl (le hibou), c’est son nom, est un ancien navire de dragage que son premier propriétaire, Chris Roberts, a déguisé avec beaucoup de drôlerie.
À l’extrémité du même dock, il y a encore le Train Wreck, un wagon Pullman vieux de plus d’un siècle que l’architecte Keith Emons a génialement transformé à grands frais en mégapéniche pour le couple Renée et Henry Baer dans les années 80. « Train wreck » (« déraillement » en français) est d’ailleurs une expression qui va bien à Sausalito, ville d’eau utopique où l’architecture n’a jamais vraiment filé droit.