Entre Isola et Porta Nuova, à Milan, Michele De Lucchi a installé aMDL, un studio unique et multidisciplinaire où se côtoient architecture et design. Lorsque l’on parcourt le quartier, l’effervescence est palpable dans l’air, dans la multitude de boutiques, de restaurants alternatifs, de botteghe (ateliers) et de placettes. Les maisons traditionnelles avec leur cour intérieure cohabitent avec des bâtisses des années 30 de style Liberty (Art nouveau italien) qui, elles, donnent le ton.
C’est au 15, Via Varese, dans l’un de ces palais que, en 2006, Michele De Lucchi décide de s’installer avec son équipe. Avec ses 1 400 m2 distribués sur cinq étages dont un entresol, le bâtiment était auparavant occupé par les bureaux de la chambre de commerce de Milan. Aujourd’hui, sa façade toute blanche ravivée par des masses de rhyncospermum dégringolant des balcons lui confère une élégance discrète. Dès l’entrée, la lumière douce et traversante donne le ton et provoque la surprise. Tout y est harmonieux. Dans un même espace se côtoient la réception, l’exposition d’œuvres signées aMDL, une pièce en aquarium pour les réunions et, au fond, une courette végétalisée paisible où échanger autour d’un café.
Les deux étages suivants sont très agencés, occupés par une trentaine de créateurs et collaborateurs. Dessins aux murs, esquisses, maquettes dans un désordre contrôlé… il s’en dégage une atmosphère sereine et stimulante. La sensation d’un travail d’équipe. Le dernier niveau est le cœur palpitant du studio ; c’est ici qu’œuvre Michele De Lucchi, à côté d’espaces dévolus aux rencontres, à l’exposition des maquettes et à la bibliothèque.
Dans l’entresol se trouve l’atelier où sont réalisés les prototypes. Un délicat parfum de bois y domine. De façon plus subtile, le même parfum parcourt les étages. En effet, Michele De Lucchi affectionne infiniment ce matériau. Sols en mélèze, boiseries en peuplier, étagères, portes, parois séparatives… Durant la rénovation, l’architecte a choisi de les mettre en valeur jusqu’à préserver des traces d’aménagements précédents.
Le dessin est sa passion et nombre de ses esquisses sont conservées dans une série de précieux petits cahiers. « J’utilise le dessin comme moyen de fixer les idées, les moments, les inspirations, les sensations. Pendant des années j’ai dessiné. L’arrivée de l’ordinateur a tout transformé. » Dans cet univers harmonieux, créé à son image, les photos d’amis designers côtoient les prototypes, les livres, les souvenirs… S’y niche pourtant le goût pour la rupture que Michele De Lucchi affectionne déjà du temps de ses études d’architecture à Florence, à l’époque du Radical Design, au sein du groupe Alchimia.
Dans les années 80, Memphis – qui se définit comme un « mouvement à la charge révolutionnaire, ironique, désacralisé, radical » – voit le jour sous l’impulsion d’Ettore Sottsass. S’il tend à la provocation, son objectif fondamental vise à stimuler, innover. De Lucchi en devient l’un des jeunes protagonistes. Responsable du design chez Olivetti de 1988 à 2002, il se tourne ensuite vers des projets expérimentaux pour Compaq Computers, Philips, Siemens, Vitra… En parallèle, en tant qu’architecte, il compte à son actif de nombreux immeubles au Japon, en Allemagne, en Suisse. Très prolifique en Italie, il réalise notamment des chantiers pour de grands groupes tels qu’Enel, Poste Italiane, Telecom Italia, Hera, Intesa Sanpaolo… Redéfinissant leur image, il introduit des innovations tant techniques qu’esthétiques, « toujours prêt à sauter dans le train des changements ».
Ces dernières années, Michele De Lucchi a, en matière d’architecture, répondu à des commandes publiques et privées. En Géorgie, à Tbilissi, il signe deux œuvres en verre : le ministère des Affaires étrangères et le pont de la Paix, de même que la tour oblique du Radisson Blu Hotel. Lors de l’Exposition universelle de 2015, à Milan, son pavillon Zero, co-réalisé avec Davide Rampello, remporte un franc succès, ainsi que l’Expo Center, superbe espace multi-fonction pensé pour les événements culturels et les spectacles, construit en matériaux naturels, démontable et recyclable.
Toujours à Milan, dans le nouveau et dynamique quartier de Garibaldi-Porta Nuova, Michele De Lucchi a conçu l’UniCredit Pavilion. Imaginé comme une graine entourée de végétation, au pied des gratte-ciel, cet autre lieu multi-fonction comprend un auditorium, une salle d’exposition, un espace polyvalent au sommet – la Greenhouse –, et Mini Tree, une crèche pour les tout-petits. Indissociable de l’architecture, le design occupe une place importante dans la carrière du créateur. À l’image de sa collaboration avec Artemide, symbolisée par Tolomeo, la lampe la plus vendue au monde. Avec Alessi, le designer expérimente l’objet du quotidien, comme dernièrement Pulcina, la cafetière à expresso née d’une étroite coopération avec Illycaffè.
En parallèle, De Lucchi a développé une entité à part : Produzione Privata, dont l’objectif est de « cultiver l’expérimentation en proposant des objets exécutés avec des techniques artisanales. » Produzione Privata peut créer et produire des objets hors norme, parfois non acceptés par le public. Une démarche parfaitement justifiée par le créateur : « La collaboration avec l’artisan est fondamentale. Elle permet de faire des choses que l’industrie ne peut pas faire. C’est le laboratoire expérimental de la grande industrie, car celle-ci n’a pas droit à l’erreur. »
De cette confrontation entre conception et techniques manuelles, de cette fusion des savoirs, naissent les objets « justes ». Certains restent dans le circuit des collectionneurs, d’autres sont édités et distribués à l’international. L’artisan Michele De Lucchi aime lui-même donner forme au bois. C’est ainsi qu’il sculpte la série « Le Casette », des miniatures de constructions denses d’émotion, issues de bois mort et taillées à vif dans la souche brute, débitées en petits morceaux, puis montées et peaufinées. Muni de sa tronçonneuse, il fait preuve d’une habileté étonnante et d’une extrême douceur. Travail de création, détente et réflexion pour se ressourcer…
Ses projets ? À Milan, il intervient dans l’historique station-service Agip de Piazzale Accursio investie par l’entrepreneur Lapo Elkann pour y donner naissance à Garage Italia Customs, futur temple de la voiture customisée, enrichi d’un restaurant dirigé par le chef étoilé Carlo Cracco. À Arese, aux portes de Milan, il a dessiné Il Centro, un centre commercial parmi les plus grands d’Europe, sur le site des anciennes usines Alfa Romeo. L’art du contrepied, toujours.