Quelles sont vos impressions sur la ville ?
Rem Koolhaas : Lorsque nous sommes venus la première fois à Dubaï, il y a plus de dix ans, c’était une ville en formation. Tout était à faire. Presque chaque jour, quelque chose sortait de terre, c’était peut-être la plus forte des démonstrations sur la façon de construire les villes aujourd’hui. On y trouvait beaucoup de choses intéressantes, beaucoup d’improvisation, un manque de coordination, mais en même temps une créativité impressionnante. Dubaï est un laboratoire à l’intérieur duquel l’architecture doit s’adapter. Nous avons opéré beaucoup d’ajustements pour ce projet, notamment sur la vitesse de production. On se retrouvait confrontés à une double problématique : d’un côté, les acteurs locaux n’étaient pas vraiment spécialistes en architecture et, de l’autre, le monde extérieur ne connaissait absolument pas Dubaï, voyait la ville comme une caricature.
Vous y avez donc ouvert un bureau…
Nous y avions noué des contacts depuis longtemps et travaillé sur des projets qui n’ont pas abouti. Ensuite, en 2008, avec la crise, tout a été anéanti. Mais, huit ans plus tard, nous voici enfin face à notre premier projet achevé. Nous intervenons intensément dans la région depuis que nous avons ouvert, en 2010, un bureau à Doha, au Qatar. Au départ, c’était une obligation contractuelle, puis on a réalisé à quel point il était important d’être proches de nos clients ainsi que des talents de la région formés sur place. Si nous voulons travailler en Iran ou dans le Golfe et, plus tard, en Irak ou en Syrie, il nous sera indispensable d’y être présents et de collaborer avec des acteurs locaux. La crise a stoppé beaucoup de projets.
Qu’est-ce qui a changé depuis ?
Avant 2008, les développeurs ont construit la ville sans vision d’ensemble. Depuis la crise, je dirais que le gouvernement a repris le contrôle de l’urbanisation de Dubaï. Le marché était entre les mains des spéculateurs et des investisseurs. La crise a assaini la situation. On ne trouve aujourd’hui quasiment plus que des investisseurs et des usagers, et les conditions ne me semblent plus réunies pour que les spéculateurs reprennent le pouvoir.
Dubaï peut-elle servir d’exemple ?
Dans la plupart des villes, l’architecture « sérieuse » est rare, la grande majorité des constructions étant neutre, indifférenciée. À Dubaï, tout est une exception, cela force les architectes à reconsidérer la façon selon laquelle ils doivent coexister. Je n’ai jamais pensé que l’architecture de Dubaï était ridicule, mais plutôt qu’elle était un vecteur de motivation. Pour autant, Dubaï est un cas unique, qu’il me semble impossible de dupliquer.
Dans quel environnement situer Concrete ?
À Dubaï, la culture automobile, omniprésente, maintient une forme de rugosité. J’espère que l’esprit industriel va demeurer ici malgré la présence plus récente de l’art, car je trouve important que ces mondes se mélangent. En général, le monde de l’art vit dans un ghetto, raison pour la- quelle cette coexistence me semble essentielle.
Quelle est l’esthétique du bâtiment ?
Lorsque Abdelmonem Bin Eisa Alserkal nous a contactés, nous pensions partir de zéro. On n’aurait jamais imaginé que la préservation d’un édifice construit les intéresserait. Cela montre à quel point ils ont évolué ! Comme on nous l’a demandé pour la Fondation Prada, ils ont souhaité que nous conservions les formes existantes tout en proposant une nouvelle identité. Finalement, c’est une bonne chose. Tellement de formes iconiques coexistent ici que nous ne voulions pas nous battre sur ce terrain, nous voulions plutôt imaginer un bâtiment performant et nous nous sommes focalisés sur l’usage, un sujet essentiel pour moi.
Quel procédé avez-vous utilisé pour rendre les lieux si versatiles ?
Une machine très compliquée ! À l’intérieur, nous avons imaginé quatre murs escamotables qui peuvent modifier la configuration de l’espace et le diviser en trois ou quatre pour en faire un lieu multifonctionnel susceptible d’accueillir aussi bien des expositions que des concerts… Il s’agit d’une technique ancienne remontant à l’Exposition universelle, mais son développement à une telle échelle a été une véritable prouesse. C’est amusant de se dire que, dans un monde aussi numérique, c’est un système purement mécanique qui permet de bouger ces immenses portes.
Concrete est une fabrication 100 % locale. Comment cet écosystème vous a-t-il inspiré ?
Al-Quoz est un quartier très industriel et la technique que nous avons utilisée est, elle aussi, très industrielle, réalisée sur place, à 50 mètres du chantier. Les matériaux employés, comme le béton, sont basiques mais bénéficient du savoir-faire des ouvriers qui ont façonné ces murs à la main en y apposant les miroirs. Je me suis reposé sur l’intelligence manuelle de ces ouvriers, intelligence que nous avons perdue en Europe, mais qui perdure encore en Asie et en Afrique.